GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 24 février 1996

Présents: Carole Descamps, Guy Rosa, Bernard Leuilliot, Claude Millet, David Charles, Ludmila Wurtz, Valérie Papier, Christine Cadet, Jean-Marc Hovasse, Valérie Presselin, Delphine Gleizes, Franck Laurent, Josette Acher, Pierre Georgel.

Excusés: Anne Ubersfeld, Myriam Roman.


Nouvelles:

* Trois dessins de Victor Hugo ont été déplacés de Villequier à la Fondation Cartier pour une exposition sur le thème de la nuit, "By Night", jusqu'au 16 mai 1996.

 

* Un nouveau conservateur a été nommé à la Maison de Victor Hugo.

 

* Une émission de radio de Jean Delabroy , "Victor Hugo, les années crépusculaires", sera diffusée sur 218 ondes moyennes le lundi 4 mars 1996 à 20 heures.

 

* Le 7 mars 1996 à Reims, Ludmila Wurtz parle des Orientales ("la théâtralité dans la poésie") lors d'un colloque sur la lecture .

 

* Un poème de Victor Hugo a été cité par Yvan Levaï dans sa revue de presse sur France Inter à propos de la réorganisation du service militaire.

 

* Calendrier: David Charles parlera de L'Âne le 23 mars.


Exposé et Commentaire mêlés: LEGENDE DES SIECLES OU LEGENDE DU SIECLE? par Claude Millet

Les modalités de la représentation du XVIIIe siècle dans La Légende des Siècles, l'ellipse et la dissémination, font de lui l'origine problématique d'un XIXe siècle condamné à chercher ses racines dans un passé toujours plus lointain. Le poème La Comète - 1759 superpose les époques. La Révolution n'est pas un passage dans un continuum historique, elle est une rupture, une catastrophe qui fait du XIXe siècle un siècle orphelin. Dans le William Shakespeare, le génie, qui ne relève que de lui-même est donné comme un orphelin; on pourrait appliquer cette lecture au XIXe siècle après la Révolution Française. A l'opposé d'une conception de l'histoire comme continuum, la rupture vient dire la possiblité de sortir de cette fatalité. Mais du même coup, le XIXe siècle, orphelin, fait l'expérience d'une absence inquiétante, celle de son fondement. 1789 est peut-être un acte fondateur, mais il se révèle inefficace dans le temps présent du XIXe siècle et de la société française. Le XIXe siècle possède un fondement idéal qui se dérobe à la réalité présente. Cette réalité présente est une situation désastreuse, cependant travaillée par l'événement révolutionnaire, comme l'indique peut-être "Paroles dans l'épreuve". Nous sommes dans un temps de désastre historique qui s'appelle le second Empire; situation antihéroïque par excellence, abjecte, mais qui contient de manière latente la possibilité de réaliser l'héroïsme, la libération. De ce point de vue, la filiation révolutionnaire permet de rêver une rupture dans un avenir proche, rupture pensée sous la forme d'un précipice, d'un abîme, d'un escarpement. La Révolution, bien qu'elle fasse du XIXe siècle un siècle orphelin, laisse toujours ouverte la possibilité d'une libération.
Dans La Légende, la généalogie du XIXe siècle apparaît comme double: d'une part il est le XIXe siècle, d'autre part il est le temps présent. Le XIXe siècle qui a pour origine la Révolution Française, mais qui n'est jamais nommé comme tel; le temps présent, celui du désastre historique, dont l'origine se perd dans la nuit des temps et pourrait même remonter jusqu'à Caïn, dont Napoléon III serait un avatar. Tout le problème est de penser ensemble ces deux origines, de même que la situation contemporaine, catastrophique, prise dans le continuum historique et le XIXe siècle, toujours déjà travaillé par la Révolution Française.

B. Leuilliot: la situation du XIXe siècle dans le continuum historique s'apparente à un temps "bien coupé, mal cousu", à un ravaudage.

Cl. Millet: Dans cette perspective, La Légende des Siècles se présente comme la généalogie critique du XIXe siècle. Il s'agit d'expliquer la violence et la tyrannie de la société contemporaine et de dire la possibilité d'une rupture par rapport à la continuité historique. Dans L'aigle du casque, un prodige permet le châtiment du tyran. Il rompt le cycle infernal de la fatalité et de la violence.

F. Laurent: Oui, mais il y a une différence entre le prodige et la prise de la Bastille qui est de l'ordre de l'événement historique.

Cl. Millet: Non, la Révolution Française apparaît toujours dans la Légende des Siècles comme un prodige. Quelque chose apparaît qui n'est assumé par personne. Dès qu'elle est narrativisée, la Révolution est toujours mise en rapport avec le prodige, le miracle, sauf peut-être dans Paroles dans l'épreuve. Dans le reste du corpus, elle fait toujours figure d'événement salvateur et justicier comme l'aigle du casque. La différence, c'est que ces événements miracles ne fondent pas de la démocratie, alors que la Révolution, elle, la fondera. Donc, tous ces événements miraculeux ne sont pas sur le même plan.

B. Leuilliot: Je pense au livre que Walter Benjamin a écrit avant son suicide en 1940, Les Thèses sur la Philosophie de l'Histoire. Il développe la même idée que Victor Hugo. Par ailleurs on pourrait dire qu'il n'y a rien qui ne soit pour Hugo l'écho d'une pensée contemporaine. Il serait intéressant d'aller voir chez ses contemporains les thèses philosophiques qui sont exposées. On porte souvent un jugement défavorable sur Hugo qui ne serait qu'un miroir en creux de son siècle. En fait, Hugo synthétise ce qui reste chez ses inspirateurs à l'état fragmentaire. Il est l'écho - je n'ose dire sonore - du siècle. Chez Hugo, comme chez Benjamin plus tard, on retrouve cette même difficulté à penser le progrès historique autrement que comme une aporie. Ayant tous deux une vision progressiste du temps, ils buttent toujours sur la question du progrès dans l'histoire et la façon dont il est sans cesse démenti.
Pour ce qui est des influences contemporaines, il faudrait aller voir du côté du positivisme. Le positivisme offre un modèle puissant, au sens algébrique du terme, pour ses contemporains. C'est une influence à la fois marginale et centrale. Auguste Comte n'est jamais cité par Balzac ni par Hugo, mais on retrouve la trace de ses théories dans les textes. Le corpus hugolien est traversé par la pensée du siècle et il faudrait pour en prendre toute la mesure, sortir de la sphère des études spécifiquement hugoliennes.

J. Acher: Le mot de synthèse est-il tout à fait juste? Hugo refuse de synthétiser, il laisse coexister les différentes pensées.

B. Leuilliot: C'est vrai, le mot de synthèse n'est pas approprié. Il faudrait parler de "miroir de concentration", comme pour le théâtre, dans la Préface de Cromwell.

G. Rosa: D'un point de vue méthodologique, faut-il sortir de la sphère des études hugoliennes stricto sensu? Il y a évidemment beaucoup de connections possibles entre Hugo et ses contemporains, les saint-simoniens notamment. Mais s'il est légitime de rechercher l'origine des idées hugoliennes, il faut cependant considérer que ce que fait Hugo à partir de ces idées est une création, et non un recopiage. Le centre de gravité de la recherche reste donc bien Hugo en lui-même.
Fermons la parenthèse. Nous parlions du rôle de la transcendance dans la lecture des événements historiques.

Cl. Millet: Non pas transcendance, disons plutôt providence.

G. Rosa: Mais ces événements qui rompent la continuité historique sont-ils ou non des signes annonciateurs de la Révolution?

Cl. Millet: Ces prodiges sont des échos, plus que des signes annonciateurs.

J. Acher: "Une ombre projetée", comme le bill des droits dans L'Homme qui rit. ("Le bill des droits, ébauche de nos droits de l'homme, vague ombre projetée du fond de l'avenir par la révolution de France sur la révolution d'Angleterre.")

F. Laurent: Il ne faut pas parler de "signes anonciateurs", ce qui implique une vision finaliste de l'histoire, mais de figures de pensée, susceptibles de trouver un écho ultérieur.

P. Georgel: Des analogues.

L. Wurtz: Ces signes fonctionnent comme des annonces narratives

B. Leuilliot: Il faut parler de figure et non d'histoire au sens narratif du terme. Figure serait à prendre au sens de la Phénoménologie de l'Esprit où l'on voit les figures de la Raison émerger dans l'Histoire...

Cl. Millet: Chaque légende apparaît comme un modèle réduit de l'histoire universelle. La Révolution est rupture du continuum historique. Continuum qui ne peut être un progrès que quand apparaît l'événement.
L'écriture de La Légende des Siècles dure quarante ans. Le poème intitulé 1453 date de la période des Orientales, sans doute 1829, celui intitulé le retour de l'Empereur de 1840, et celui qui commence par "Je marchais au hasard..." de 1847. Et de 1857 (année où il commence à travailler à la Légende des Siècles), à 1877 (date des derniers poèmes), Hugo ne cesse pratiquement de penser ni de faire retour sur son oeuvre. Tout le travail de rédaction est pris dans l'histoire du XIXe siècle. Le poème "Je marchais au hasard...", en accusant la violence révolutionnaire, n'a pas la même résonance en 1847, date de sa rédaction, et en 1883, année où il est publié. Ici, c'est l'Histoire même du XIXe siècle qui produit le sens du texte dans le jeu de superposition Révolution Française/ Commune.
Le jeu de superposition du XIXe siècle et du passé de l'humanité, loin d'être un phénomène isolé dans le texte, en constitue l'une des clefs.

G. Rosa: La présence même de l'histoire oblige à une perpétuelle réécriture.

Cl. Millet: L'écriture est pensée de l'histoire. L'histoire du XIXe siècle se projette dans le travail d'écriture. Par exemple, le chapitre consacré dans la série de 1859 au XVIIe siècle, Les Mercenaires, dont l'unique poème a pour titre et objet "Le Régiment du Baron Madruce", c'est-à-dire les mercenaires suisses à la solde de l'Autriche, est bien plus un poème d'actualité politique que de réflexion historique sur un XVIIe siècle bien vaguement évoqué. Rappelons avec Paul Berret que c'est seulement en 1848 que la constitution helvétique décida que les conventions faites avec les cours étrangères pour le service des régiments suisses ne pourraient être renouvelées, lorsqu'elles toucheraient à leur terme. Le roi de Naples ne perdit son régiment qu'en 1859, le pape qu'en 1867. En écrivant Les Mercenaires, Hugo pense à l'actualité. Et si les noms et les faits évoqués sont empruntés aux révoltes hongroises du XVIIe siècle ainsi qu'à la guerre de Trente Ans, c'est à l'actualité politique que Victor Hugo pense: en bas du manuscrit des Mercenaires, à la fin de l'évocation des patriotes de Léonidas à Byron, il note: "Il y a aujourd'hui six ans, jour pour jour, une insurrection a éclaté à Milan."
La Légende des Siècles fonctionne sur le même mode que Les Châtiments qui dans leur poème liminaire se définissent comme une satire. Satire qui par sa violence se retourne en épopée.
        Muse Indignation! viens, dressons maintenant,
        Dressons sur cet empire heureux et rayonnant,
        Et sur cette victoire au tonnerre échappée
        Assez de piloris pour faire une épopée!

L'épopée du mal historique qu'est la Légende des Siècles fonctionne comme l'épopée du mal politique que sont les Châtiments: elle est un passage à la limite de la satire, un agrandissement de l'horreur, de l'indignation. La Légende des Siècles, au même titre que Les Châtiments, investit historiquement le temps présent. Certains poèmes d'ailleurs, d'abord destinés aux Châtiments furent finalement publiés dans la Légende des Siècles: tel est le cas de La Vision de Dante, écrite en 1853 et publiée trente ans plus tard dans la troisième série.
La Légende des Siècles est une historicisation de la géographie politique du "Temps présent". Ainsi, l'Italie-Ratbert, écrit en 1856 et publié en 1859, évoque la décadence de l'Italie moderne devenue esclave de L'Autriche; ce poème s'inscrit dans une stratégie politique immédiate, bien plus que dans une réflexion historique sur le Moyen-Âge italien. Dès la première heure de l'inspiration, Victor Hugo eut le dessein de situer son poème sur l'Italie dans le cadre du Moyen-Âge: si l'Italie est encore dans l'ombre du Moyen-Âge, c'est dans cette ombre qu'il faut la montrer. Dès lors on comprend pourquoi Hugo passe sous silence la république romaine antique, et consacre un chapitre au début de La Légende à La Décadence de Rome, faisant par là même de la république un non-dit de l'Histoire qui, en creux, appelle une réalisation politique immédiate. D'un certain point de vue, La Légende des Siècles est la "légende" d'une carte de géographie politique.
Si certains peuples appartiennent au monde du passé, c'est au passé qu'il faut les décrire. Et le passage au XIXe siècle correspond dans la Légende à un recentrement géographique sur la France, symbole du progrès en marche; oui, symbole du progrès en marche, et cela malgré Napoléon III, malgré la défaite, malgré la Commune et sa sanglante répression, malgré la République de Mac-Mahon, et surtout malgré la misère des petits; malgré tous ces maux, la France incarne le XIXe siècle, parce qu'elle est l'héritière/ l'orpheline de la Révolution Française, et qu'à ce titre elle reste le flambeau qui éclaire le monde et la dédicataire de La Légende des Siècles. La France est à la société française, ce que le XIXe siècle est au temps présent, une incarnation prodigieuse, le progrès fait événement, dans une situation désastreuse. On pourrait comparer cela à l'idée développée par Kantorowicz sur les deux corps du roi, l'un glorieux, pérenne, l'autre mortel.
L'historicisation de la géographie politique du XIXe siècle implique que ce XIXe siècle que tout à l'heure nous ne pouvions voir nulle part, si ce n'est de façon programmatique, est en réalité omniprésent dans l'ensemble de La Légende des Siècles. Déjà figuré dans la Rome décadente et l'Italie moyen-âgeuse, dans les mercenaires suisses du XVIIe siècle, il est aussi visible dans l'Angleterre du XVIIIe siècle (à travers la superposition des physiciens Halley et Allix dans La Comète). On pourrait ainsi repérer cette dissémination du XIXe dans sa superposition à d'autres époques. Cette pratique de la dissémination attira les réserves de Leconte de Lisle dans son discours de réception à l'Académie Française en 1886, où il reprenait le fauteuil de Victor Hugo. Il aurait fallu dans la Légende des Siècles, précise le poète, que Victor Hugo se fît "contemporain de chaque époque et qu'il y revécût exclusivement au lieu d'y choisir des thèmes propres au développement des idées et des aspirations du temps où il vit en réalité." La Légende des Siècles est, comme le Moïse de Vigny, plutôt un "écho" "de sentiments modernes attribués aux hommes des époques passées qu'une résurrection historique ou légendaire".
L'omniprésence du XIXe siècle est aussi à lire dans la permanence du "je", qui n'est pas anhistorique, mais plutôt à la fois transhistorique, historique et intime, privilège du génie qui rassemble et organise les voix du passé dans un dialogisme toujours soumis à son instance. "Je" tout à la fois universel - d'une plasticité qui en fait un "je" de tous les temps - et auctorial dans la mesure où il s'incarne dans Victor Hugo, personnage historique du XIXe siècle. Les poèmes deviennent donc l'expression d'un "je" transhistorique et auctorial. Alors, l'écriture épique cesse d'être une écriture impersonnelle - écriture du "il" - pour se centrer sur un "je". On assiste ainsi à une lyrisation de l'épopée, moins sensible dans la série de 1859 où le "il" prédomine encore, que dans les suivantes, où les prosopopées sont plus fréquentes et où le "je" intervient de manière plus directe. De même on trouve une utilisation du présent qui n'est pas une simple présentification du passé. Dans la préface de 1877, Hugo écrit: "le complément de La Légende des Siècles sera prochainement publié, à moins que la fin de l'auteur n'arrive avant la fin du livre." L'histoire des siècles, l'histoire du siècle tient à un fil, celui de la vie du "je". La mort de l'auteur menace l'oeuvre historique. Le temps biographique met en danger l'écriture de l'histoire mais en même temps, la fonde, dans son caractère à la fois lacunaire et totalisant.

B. Leuilliot: Il s'agit en définitive pour Hugo de "biographiser l'histoire" comme le désirait Michelet.

Cl. Millet: On voit à l'oeuvre dans la Légende des Siècles une conception de l'histoire comme lacunaire et répétitive. Le XIXe siècle répète des situations passées, et il faut au poète tenir compte des "terribles assonances de l'histoire". Il y a bien répétition, mais seulement de la dernière voyelle du vers. L'assonance de ce point de vue répète moins qu'une rime; de la différence se fait jour dans la répétition. C'est cette différence qui est source de progrès, malgré le bégaiement de l'histoire. Certes l'image du cycle est omniprésente dans La Légende des Siècles: Cycle Pyrénéen, Cercle des Tyrans, Cycle héroïque Chrétien. Mais moins qu'un cercle clos sur lui-même, il s'agirait plutôt d'une spirale ascendante, comme chez Ballanche. Une histoire qui va s'écrire au présent du fait de cette spirale. Ainsi Isora de Final, la petite fille du marquis de Fabrice, étranglée sur les ordres de Ratbert, est à la fois fin et commencement, puisque dans une sorte de palingénésie de la figure de la petite fille, Isora de Final renaît dans l'infante, puis dans Jeanne, la petite fille de Victor Hugo, et enfin dans la "Némésis de cinq ans" de la Question Sociale. Oui, chaque siècle doit faire le parcours du siècle précedent, mais à un niveau supérieur, c'est-à-dire pour le XIXe siècle, à un niveau inférieur de l'échelle sociale. L'ensemble de la Légende des Siècles est une spirale brisée, une palingénésie qui marque de façon discontinue et lacunaire le cycle du progrès; spirale brisée et en perpétuel inachèvement. Le XIXe siècle traduit dans cette spirale le passage des grands aux petits, des tyrans au peuple, des adultes aux enfants, d'une histoire centrée sur le passé à une histoire centrée sur l'avenir. Les petits sont ceux-là mêmes qui permettent au XIXe siècle de remplir sa mission historique en leur manifestant, bien que trop imparfaitement, de la pitié. L'histoire centrée sur le passé, c'est celle de Paternité, histoire féodale, rivée à une problématique de l'origine, de la fondation par les ancêtres. Une histoire qui, au bout du compte, s'évalue toujours en terme de décadence, de dégradation. La recherche de l'origine n'est alors qu'une remontée vers un idéal castrateur. "Le père a souffleté le fils": l'enfant ne supporte pas la castration et s'en va dans les bois. Il faut attendre la Révolution pour que cesse ce respect du passé mortifère et qu'enfin soit respecté l'enfant, le petit.

B. Leuilliot: A propos de la versification dont il était question tout à l'heure, je considère l'assonance comme une rime de plein droit. C'est l'homophonie minimale de la dernière voyelle du vers, mais l'assonance fonctionne comme la rime.

P. Georgel: Oui, mais cela n'empêche pas d'analyser l'assonance comme travail de différence et variation.

B. Leuilliot: Musset "dérime", il travaille sur l'assonance uniquement.

P. Georgel: Hugo au contraire a exploité toutes les possibilités de la rime. Raison de plus pour accorder toute son importance à l'emploi qu'il fait du mot assonance, qui, étant donné sa pratique poétique habituelle, doit trouver ici son sens plénier.

B. Leuilliot: Et si l'emploi de la rime, ou de l'assonance, renvoyait de façon discriminante à deux visions distinctes de l'histoire?...

Cl. Millet: En tout cas, le passage au XIXe siècle dans La Légende des Siècles marque un "changement d'horizon" (titre de la XVIIe section de la nouvelle série), comme thème et comme écriture. Il faut refaire une histoire, non plus palingénésique mais antithétique. Le passé devient alors cet horizon noir. L'enfermement tragique dans la mort est rompu par le poète du temps présent. Dans cette perspective, l'enfant va pouvoir devenir salvateur, porteur d'avenir, et plus seulement un enfant victime. En même temps qu'à un recentrement du sujet, on assiste à un passage à l'écriture domestique. L'histoire a longtemps été celle des tyrannies, des batailles, de la violence humaine, histoire de l'épopée homérique. Après le changement d'horizon, il s'agit de faire rentrer l'histoire du XIXe siècle dans l'histoire domestique, celle du pêcheur, du grand'père, de Petit Paul.

P. Georgel: Ce qui annonce L'Art d'être grand'père.

Cl. Millet: Exactement. Cependant le XIXe siècle détermine un espace autre que domestique; c'est l'espace de la rue, espace politique du XIXe siècle, avatar moderne du palais. La foule est devenue d'une certaine façon un tyran moderne. Mais en même temps les Pauvres gens viennent symboliser la démocratisation de l'histoire.

B. Leuilliot: Il me semble qu'il faudrait distinguer démocratie et république du point de vue du XIXe siècle. La démocratie, c'est le point de vue de Tocqueville. Pour Hugo, on sent un infléchissement dans la définition des notions. Dans les premières éditions de ses discours à Jersey, Victor Hugo achève ses interventions par ces mots: "Vive la République démocratique et sociale!" Dans Actes et Paroles, il ne reste plus que "Vive la République universelle", le reste a été supprimé.

Cl. Millet: C'est que Hugo est amené à dissocier démocratie et république du point de vue du fondement politique.

F. Laurent: Venise par exemple est tantôt perçue comme un principe républicain, fondateur et libérateur, tantôt, dans Angelo notamment, comme une tyrannie, bref, tout sauf une démocratie.

B. Leuilliot: Aujourd'hui, ce qui est démocratique, c'est la mondialisation; la république est une vieille lune...

J. Acher: Je pense au livre de Régis Debré, Que vive la République, qui explique comment aux Etats Unis, la démocratie se résume à la coexistence des communautés. La devise imprimée sur le dollar, "In God we trust", s'oppose à la devise française, "Liberté, Egalité, Fraternité". En France, ce qui prédomine ce ne sont pas les communautés, mais la république.

B. Leuilliot: La démocratie américaine pourrait se résumer à la liberté d'exporter au nom du libéralisme économique.

G. Rosa: Dans L'espace démocratique de la pensée, J. Neefs montre qu'il n'y a pas de démocratie sans notion d'infini. Ainsi la démocratie réduite à un seul pays n'est guère pensable.
D'autre part, il y a vraisemblablement dans l'inflexion politique de Hugo une part de stratégie tactique. Hugo a évoqué son évolution à rebours: socialiste, socialiste démocrate, socialiste démocrate et républicain. Après 1870, sans doute pour éviter une scission entre républicains et républicains démocrates, pour que ne se reproduise pas la situation de 1848, Hugo accepte d'abord la République, quitte à compter sur sa démocratisation ultérieure.

Cl. Millet: Dans William Shakespeare, Hugo en appelle à une histoire des génies contre celle des tyrans. C'est précisément ce qu'il ne fait pas dans La Légende des Siècles, qui est une histoire de la tyrannie, perpétuée dans le temps présent par la violence de la rue et pourtant rompue par le passage d'une écriture de la gloire à une écriture de la pitié. Ce déplacement appelle à se poser la question de la légitimité de La Légende des Siècles. Y a-t-il un sens à reproduire un modèle tyrannique dont on dit qu'il est obsolète? Hugo apporte sa réponse dans un projet de préface aux Petites Epopées:
"L'auteur de ce livre a jugé à propos de mettre quelques exemples d'héroïsme sous les yeux de la génération vivante. Sans se dissimuler que la grandeur de l'humanité actuelle ne doit plus être la grandeur de l'humanité passée, il a pensé qu'il était toujours bon d'exhumer ce qui a été mémorable, soit comme expiation, soit comme vertu. Les mots d'ordre du passé ont été: Guerre, Haine, Autorité; les mots d'ordre de l'avenir sont: Paix, Amour, Liberté.
Cette réserve faite, n'y a-t-il pas quelque chose d'utile dans les tentatives qui ont pour but de mêler à l'esprit contemporain un peu du prestigieux souffle d'audace, de persévérance, de volonté et d'abnégation qui animait nos pères, et de doubler l'oeuvre du temps présent avec l'âme du vieux temps?"
C'est la question même de l'écriture épique pour le temps présent qui se trouve posée ici. Temps présent, sans héros, sans modèle, temps d'une gloire devenue gloriole. Le XIXe siècle post-napoléonien est le siècle des faux héros, des Dupin, valetaille flagorneuse héroïsée par les statues de bronze qu'érige le Paris de Napoléon III. Pourtant le XIXe siècle conserve une image anachronique de l'héroïsme - celui des dieux, des rois et de leurs glorieux défenseurs - et méconnaît le nouvel héroïsme, celui des pauvres gens. L'héroïsme ancien, quand on a connu Napoléon le Petit et ses Dupin, devient tout à la fois un modèle respectable, archaïque et dépassé. Conserver ce modèle, c'est le dégrader; l'abandonner, c'est en préserver la grandeur. La statue, dans La Colère du Bronze ne dit pas autre chose: forger des statues de bronze en l'honneur de politiciens véreux fait que le monument, en tant que trace, signe et garant de l'Histoire, perd toute valeur et toute crédibilité. En 1869, la France a été agitée par la question des statues; dans la Nièvre, on voulait ériger une statue de Dupin exposée au Salon. Les Républicains contre-attaquèrent.

B. Leuilliot: La statue du maréchal Ney a connu des remaniements de projet qui révèlent aussi l'inflexion du mythe héroïque. Les premières maquettes de projet, datant de la deuxième République, montrent le maréchal au moment où il est fusillé. La réalisation finale a supprimé l'hommage au fusillé en représentant le maréchal dans une posture héroïque. Héroïsation il y a bien, mais elle est mensongère.

P. Georgel: Au grand Salon de 1850 fut exposé un grand portrait en pied de Dupin, chaussé de gros souliers devant l'Assemblée. Les caricaturistes, malgré la censure, n'ont pas manqué l'occasion de souligner le prosaïsme des chaussures à clous, faisant de Dupin le contre-héros par excellence.

Cl. Millet: La statue ne fonctionne plus comme signe, elle est démonétisée. Au nom des héros antiques, le bronze refuse de servir les faux héros. Dans sa prosopopée, le bronze en appelle à sa propre destruction par le peuple qui doit émietter la statue. A partir de cet émiettement, la statue devenue "gros sous" va pouvoir circuler, devenir mouvement, en se diffusant dans cette valeur pour le peuple.

G. Rosa: Etre gros sous n'est qu'un pis aller; ce n'est pas une vraie valeur.

Cl. Millet: Non, c'est vraiment une démocratisation, même si elle passe par l'émiettement. Ce que Hugo refuse dans La Colère du Bronze, c'est une héroïsation mensongère au service d'un Etat dont les représentants sont tous tristement grotesques. Au contraire, de la trivialité des gros sous naîtra le sublime.

P. Georgel: Dans Les Misérables, le sou sert à Jean Valjean pour s'évader; là, c'est une valeur positive. Dans Ruy Blas, Salluste confère par contre aux sous une connotation négative: "La popularité? c'est la gloire en gros sous." (III, 5) Cependant le sou conserve tout de même son rôle d'échange, de circulation.

Cl. Millet: L'image de La Légende des Siècles n'est pas étrangère à cette poétique énoncée par le bronze: émiettement, circulation; c'est finalement l'image de l'épopée populaire, qu'on peut apprendre par coeur, rapporter, raconter aux enfants. Une épopée à l'usage du peuple, comme les gros sous.

B. Leuilliot: Michelet entendait écrire la légende destinée au peuple.

Cl. Millet: Il s'agit de passer d'une histoire statufiante à une histoire monétaire que le peuple fait circuler et démultiplier. La Légende des Siècles est à la lettre, legenda, ce qui doit être lu dans le temps présent pour que le XIXe siècle advienne.

 

Delphine Gleizes


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