GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche
"Littérature et civilisation du XIX°
siècle"
Présents: D. Charles, J.
Seebacher, J. Acher, K. Carmona, L. Wurtz, J.-C. Nabet, A. Spiquel, A. Laster,
S. Emmerich, V. Dufief, B. Abraham, M.-P. San Martin, C. Raineri, G. Rosa.
Excusés: P. Laforgue, S. Haddad.
G. Rosa présente Bertrand Abraham, dont on a déjà signalé la thèse en cours sur la réécriture romanesque, envisagée du double point de vue des manuscrits et de la sémiologie; C. Raineri, qui avait collaboré à l'édition de Choses vues en "Bouquins" et qui est notre mentor vers les trésors hugoliens de la Soka Gakaï; Marie-Paule San Martin, qui reprend son travail sur la critique théâtrale dans Le Rappel, commencé sous la direction de P. Albouy.
. Chacun a pu lire -dans le supplément du Monde pour le Salon des éditeurs- tout le bien que pense Guy Schoeller des seuls "Bouquins" qui ne se vendent pas: la collection des oeuvres de V. Hugo, pour laquelle "Seebacher avait réuni 26 personnes"! On y apprenait également que la correspondance aurait 35 ou 45 volumes (soit dit en passant, la présentation du second tome est une merveille). Et que nous avions sorti de la BN toutes les originales des oeuvres -ce qui mériterait peut-être un démenti.
Mais, le Groupe Hugo donnant ici à ses lecteurs les informations que Le Monde lui refuse, ajoutons que le tirage initial des Misérables est épuisé et en cours de réimpression (nous ne l'avons appris qu'après: nous aurions pu demander des corrections...) et que le coût de l'opération a conduit M. G. Schoeller à différer -d'un an?- la fabrication du volume des Index.
. Une lettre de M. Geoff Woollen, qui prépare la publication d'une traduction en anglais du Dernier Jour d'un condamné, attire l'attention sur cette question: faut-il traduire et reproduire dans sa forme matérielle hideuse le vrai-faux fac simile final de la chanson ou reproduire le fac simile de l'originale -solution adoptée par la traduction de 1840?
. Deux articles récents à signaler: celui de Claude Gély, "Hugo et la parole qui tue. Présence et avatars de Jersey dans les poèmes des Châtiments" (Mélanges offerts à Simon Jeune, Bordeaux, 1990) et celui de T. James, "Le "bonnet rouge" de V. Hugo", Littérature et Révolutions en France, textes réunis par G.T. Harris et P.M. Wetherill. Personne n'ayant mentionné celui de G. Rosa, "V. Hugo vicomte et gueux" dans Romantisme, n° 70, il sera passé sous silence. On n'en fera pas de même pour "Autour de V. Hugo: figures de l'homme d'en bas", chapitre 5 du récent A quoi pense la littérature de P. Macherey (PUF) qui reprend un texte peu connu, publié dans Hermès en 1988.
. Madame Josette Acher nous informe qu'elle a déposé un sujet de thèse, en études juridiques: "Exil et droit".
. Ce dimanche 24, à la Vidéothèque, projection du Gavroche de Gourvitch.
. Bientôt (le 7 avril au Centre Culturel Gérard Philippe de Champigny et le 11 avril au Centre Culturel Jean Vilar de Champigny), dans le cadre du Festival "Seul(e) en scène", un Dernier Jour d'un condamné mis en scène par Olivier Morançais et joué par Thierry Monfray. L'an prochain, à la Comédie Française et sous la conduite de Boutet, Le Roi s'amuse, dont Vitez avait eu le projet (cf. n° 69 de Romantisme).
. Au Salon de Mars, mais malheureusement jusqu'à ce dimanche seulement, une exposition de dessins de V. Hugo (déjà montrés l'an dernier à New York et Genève par la Galerie Krugier) dont P. Georgel dit l'intérêt.
. G. Rosa rend compte de sa visite aux
locaux de la Soka Gakaï. Cette puissante association bouddhiste et
japonaise, après avoir racheté -à un américain
paraît-il- la maison et le parc des Roches (où la famille Hugo
passa plusieurs étés en compagnie des Bertin), s'est
employée à réunir un fonds hugolien qui y sera
prochainement exposé et qu'elle compte ouvrir par la suite aux
chercheurs. Un rapide coup d'oeil y montre, outre beaucoup de livres et un grand
nombre d'originales:
-des choses émouvantes:
l'exemplaire dédicacé à Juliette des Contemplations avec ce texte, assez long, -deux pages- qui
évoque les journées de décembre 51 où il dut au
courage patient de Juliette de garder sa liberté et peut-être la
vie (question: où ce texte a-t-il été intégralement
publié?); une collection de lettres -les unes publiées, d'autres
peut-être inédites; une collection de quatrains offerts à
Hugo par les célébrités pour l'anniversaire de ses 83
ans...
-des choses importantes: les épreuves
corrigées des Contemplations pour
l'édition in 18 (question: Hugo y a-t-il modifié le texte de
l'originale?); les épreuves corrigées de l'édition
originale de la "Première série" de La Légende des siècles, qui comportent des corrections
parfois considérables -l'intitulé Toutes
les faims satisfaites y est, par exemple, substitué à Les Oiseaux dans L'Italie -
Ratbert (question: Berret a-t-il ou non eu connaissance de ces
épreuves? quel texte l'I.N. donne-t-elle?); les épreuves
corrigées des Misérables. Il s'agit de
ce qu'avait montré l'exposition consacrée aux Misérables par la Maison V. H. en 1962. B. Leuilliot n'y avait
pas eu accès pour son V. Hugo publie Les
Misérables, sans que cela change grand chose puisque Hugo n'avait pas
renvoyé à l'imprimeur les épreuves mais la liste manuscrite
des corrections à y apporter. Dans quelques cas douteux cependant la
vérification sera possible. Et puis, la chose mérite d'être
vue.
Enfin et surtout, une bonne centaine de feuilles
qui sont manifestement des brouillons -du type de ceux récemment
achetés par la B.N.: papiers de toute nature, recouverts de cette
abominable écriture cursive et qui ont servi à la mise au point
-pour la rédaction ou pour la conception- des textes dont le manuscrit
proprement dit est sans doute à la fois la rédaction et la mise au
net. Les textes concernés sont très divers -L'Homme qui rit, La Légende des
siècles et Quatrevingt-treize en
particulier (avec plusieurs "ébauches" du dernier
épisode, tant pour la formulation que pour la disposition des actions).
Plusieurs indices font penser qu'une partie au moins de ces papiers a pu sortir
des tiroirs de Mme Cécile Daubray.
Dans
l'ensemble, une seule feuille porte le cachet de maître Gâtine; elle
sera vraisemblablement rendue à la B.N..
G. Rosa
a suggéré aux responsables rencontrés de déposer un
double de l'inventaire, lorsqu'il serait constitué, auprès des
institutions intéressées: B.N., Maison Hugo et Centres de
recherche; il a osé signaler que le dépôt du microfilm des
manuscrits serait d'une générosité encore plus
appréciée.
Une brève discussion
s'engage entre C. Raineri et P. Georgel à propos des méthodes de
la Soka Gakaï, racoleuses jusqu'à l'indiscrétion dit ce
dernier, japonaises jusqu'à la caricature dit celle-là.
On croit pouvoir néanmoins conclure qu'il sera
beaucoup pardonné à ceux qui auront beaucoup aimé Hugo, que
le papier, lorsqu'il a bu son encre, n'a pas tout à fait la même
odeur qu'imprimé en billets de banque, et qu'entre deux collectionneurs
privés le meilleur est celui qui donne l'accès le plus large
à ses propriétés.
Ajoutons enfin
qu'on peut espérer de la Soka Gakaï qu'elle ne suivra pas l'exemple
récemment donné par la B.N. lorsqu'elle conclut avec des
éditeurs des contrats d'exclusivité pour la publication des
manuscrits qu'elle détient.
. Seebacher dit sa satisfaction:
l'exposé de V. Dufief retrouve des chemins où il s'était
lui-même avancé, à Caen puis à Jussieu. Il y a,
effectivement, un pouvoir de l'intuition, lié à l'évidence,
qui doit être distingué du raisonnement et de la
démonstration. Les mathématiciens le savent, qui disent
couramment, qu'ils "intuitent" quelque chose: une idée ou un
ensemble d'idée dont ils ont non pas un pressentiment vague mais une
conception intuitive globale. Ensuite vient une autre opération
intellectuelle, celle qui consiste à rendre transmissible cette intuition
par les cheminements du raisonnement démonstratif.
Cette rationalité différente a longtemps été
obscurcie par le cartésianisme, du moins par sa vulgate
"rationaliste". Et de fait, il y a cohérence entre une
représentation de la matière comme essentiellement étendue
-la physique se voyant alors réduite à la géométrie-
et l'application d'un principe de discontinuité à la cognition
elle-même: diviser l'objet en autant de parties..., les examiner
séparément...etc. Mais cette pensée butte
inévitablement sur la question du mouvement: il n'y a pas de raison, ni
de moyen, de passer du point A au point B qui n'en est distant que d'un
écart infiniment petit et Descartes n'est pas plus avancé que
Zénon d'Elée.
Ce sont donc les
théoriciens du calcul infinitésimal -Pascal, Leibniz, Laplace-
qui, en même temps qu'ils répondent aux apories de la
géométrie euclido-cartésienne, permettent de penser sous
des catégories nouvelles: celles d'infini, de vide et d'ordre (Pascal),
de limite et de saut du quantitatif au qualitatif. Kant -qui refonde le
rationalisme sur la critique de Descartes et, en particulier, sur une
redéfinition de l'espace et du temps-, Bergson et Bachelard en
épistémologie, la géométrie non-euclidienne et la
physique quantique en sciences, sont effectivement au bout de ce long parcours
où figure aussi Comte, Auguste lui-même et non ses épigones
homaisiens.
La recomposition ou la décomposition
de la carte cartésienne des facultés de l'âme va de pair. Le
coeur a des raisons, le désir aussi, dès lors qu'il n'est plus
représenté comme conscience des besoins du corps (transitant par
la glande pinéale) mais comme volition. Comme disposition de l'esprit et
comme volonté, le désir pense quelque chose. L'infinie
intelligence de Lucrèce le savait: les corps se rejoignent, mais toujours
par la volonté d'un dieu et dans les forêts.
Ces directions esquissées conduisent naturellement à ce qui
les croise: la notion d'énergie.
. A. Laster objecte à la lecture
allégorique des premières pages de Promontorium somnii que le texte consacré à l'intuition
sur lequel V. Dufief a fondé ce rapprochement ne comporte rien
d'équivalent à l'illumination finale de la lune dans Promontorium.
V. Dufief observe
que le "au fond une lueur" y correspond.
G.
Rosa estime que l'interprétation proprement allégorique de
l'observation de la lune est plutôt celle présentée à
la fin de l'épisode, qui assimile le surgissement de l'oeuvre
géniale à cette "irruption de l'aube dans un univers couvert
d'obscurité". Quant au sens premier de l'épisode initial, il
est explicitement celui que V. Dufief a qualifié d'allégorique et
l'observation au télescope, plus qu'une image de l'intuition, en est un
exemple: "L'effet de profondeur et de perte du réel était
terrible. Et cependant le réel était là... Ce songe
était une terre. Probablement, on -qui?- marchait dessus; [...] ce centre
conjectural d'une création différente de la nôtre
était un récipient de vie; [...] cette vision était un lieu
pour lequel nous étions le rêve. Ces hypothèses compliquant
une sensation, ces ébauches de la pensée essayées hors du
connu, faisaient un chaos dans mon cerveau. Cette impression, c'est
l'inexplicable. Qui ne l'a pas éprouvée ne saurait en rendre
compte...".
A. Laster: Mais l'expérience de Promontorium est une expérience au sens
propre: une expérimentation. Elle demande le télescope et vaut
comme telle, pas comme illustration, allégorique ou directe, du travail
de la pensée nue.
J. Seebacher: Sans doute. Mais
presque toujours, chez Hugo, le télescope appelle le microscope.
L'expérimentation intéresse moins Hugo que l'équivalence
des deux infinis qui unifie le grouillement du vivant et ce que d'autres que
Hugo appellent l'harmonie des sphères. Non sans raison. Car Hugo n'
ignore sans doute pas qu'en même temps que Descartes arrête
l'optique géométrique, Huygens -qui par ailleurs travaille
parallèlement à Pascal sur la pesanteur- entreprend
d'élaborer l'optique ondulatoire. Il nous faudrait l'index de
"Bouquins" pour examiner de près tous les textes où
apparaît ce nom.
A. Laster convient que ces
méditations amènent souvent Hugo à exercer une sorte de
vertige sur le lecteur. Mais il conteste l'appel fait aux théories
modernes de la physique: elles laissent aux mathématiciens la notion
d'infini et ne la reprennent pas à leur compte.
. B. Abraham médite la formule "Vous êtes dans l'unité de l'eau" qui, tout à la fois, pose et dément l'écart entre l'observateur et le spectacle observé en même temps que l'hétérogénéité -ou l'homogénéité- des éléments de l'unité. Dans le texte de Promontorium somnii, deux phrases opèrent le même impensable: "Pourtant, tout demeurait indistinct, et il n'y avait d'autre différence que du blême au sombre. Confusion dans le détail, diffusion dans l'ensemble; c'était toute la quantité de contour et de relief qui peut s'ébaucher dans la nuit." Différence, confusion, diffusion: ces trois termes pourraient être ceux qui permettraient de penser les rapports entre science, littérature et philosophie. Et, dans le même ordre d'idées, il est singulier que dans Les Travailleurs de la mer Gilliatt ait successivement à démonter puis à remonter la même machine. Le premier geste est scientifique et technique -analytique, le second synthétique -sous le signe de Dieu et de l'amour; mais ils ne font qu'un dans la destinée de Gilliatt.
. G. Rosa remarque que les textes "philosophiques" de Hugo, tous restés fragmentaires ou inachevés, partagent ce sort avec les textes religieux: Dieu ou La Fin de Satan. On a souvent disserté sur l'inachèvement des textes religieux, considérés séparément ou ensemble, mais a-t-on interrogé le parallélisme de ces deux séries d'"échecs"?
. J. Seebacher propose à V. Dufief,
pour poursuivre sa réflexion, une autre notion qui l'avait lui-même
séduit: celle d'englobant-englobé. Elle peut avoir son
utilité pour penser le rapport d'un texte aux circonstances de sa
création: il les vise comme objet et à ce titre les englobe, mais
elles forment aussi le contexte qui l'englobe lui-même et concourt
à son sens. Il ne suffit pas de dire l'époque pour dire le texte,
car il saisit lui-même ce qui le détermine.
C'est ainsi aussi que Pascal pense le rapport de l'homme à la
nature: il l'englobe en la pensant, alors qu'elle le dépasse
lui-même. Sauf à réduire Pascal à un humanisme
avachi, les idées de mesure et de dignité doivent être ici
récusées: l'homme ne surpasse pas la nature parce qu'il lui est
supérieur par la raison, mais dans le mouvement de l'appétit et du
désir qui le rend maître et possesseur de ce qui pourtant le
domine.
La relation "englobant-englobé"
fait donc imaginer entre deux objets des limites d'un type nouveau. A la
frontière qui est une ligne, aussi sinueuse soit-elle, se substitue une
surface mouvante, des volumes à imbrication réversible -polypes,
pseudopodes, promontoires, tentacules de pieuvre-pompe. Tels sont les
foraminifères, pluie dans "l'unité de l'eau" qui forme
des continents futurs.
Ces configurations anamorphiques
du dedans et du dehors sont une des procédures qu'adopte souvent la
pensée de Hugo. Ainsi en est-il, par exemple, de la civilisation qui,
pour lui est exactement humanisation de la nature et naturalisation de
l'homme.
La prochaine séance aura lieu le 20 avril: A. Spiquel: « La draperie mouillée ou De la vérité, de ses voiles et de son dévoilement -derechef qu'elle sort d'un puits »; et P. Georgel: « Les champs de la communication de l'oeuvre (graphique) ».
Equipe "Littérature
et civilisation du XIX° siècle", Tour 25 rdc,
Université Paris 7, 2 place Jussieu, 75005 Tél : 01 44 27 69 81.
Responsable de l'équipe : Guy Rosa.