Présents : Annie Ubersfeld, Jacques
Seebacher, Guy Rosa, Bernard Leuilliot, Josette Acher, Vincent Wallez, Stéphane
Desvignes, Marguerite Delavalse, Bernard le Drezen, Mireille Gamel, Marieke Stein,
Sandrine Raffin, Chantal Brière, Agnès Spiquel, Bernard Degout, Franck Laurent,
Sylvie Vielledent, Ruschka Haglund, Judith Wulf, Denis Sellem, Jacques Cassier,
David Charles, Brigitte Buffard-Moret, Bertrand Abraham, Delphine Van de Sype,
Colette Gryner, Stéphane Mahuet, Yvette Parent, Arnaud Laster et Olivier Decroix.
Elle est posée par Cheng Zenghou de lUniversité de Canton : qui était vraiment le capitaine Butler ?
Ce nom le hante depuis longtemps pour dévidentes raisons et ni ses propres recherches à la Bibliothèque nationale de France au département des manuscrits, ni laide rencontrée auprès de Sheila Gaudon et dArnaud Laster ne lui ont donné assez satisfaction pour Dissiper cette hantise. Car la lettre sur le sac du Palais dEté adressée au capitaine Butler en 1861 et publiée dans Actes et Paroles nest nulle part accompagnée du texte dune demande - ou dune réponse - écrite par ledit capitaine. Cette lettre étant au centre des rapports entre la Chine et Hugo, il sagit de savoir qui était ce Butler et dabord si cest un capitaine fictif ou réel.
Arnaud Laster confirme lexistence dun vrai capitaine Butler qui écrivait dans la presse de Guernesey. Son nom est cité plusieurs fois dans les Carnets. Après quelque temps il nen est plus question ; sans doute a-t-il rejoint son corps ou celui-ci a-t-il changé de garnison. Il est tout à fait possible, et même vraisemblable, que le capitaine nait jamais adressé aucune demande écrite à Hugo et que le « Vous me demandez mon avis » ne renvoie quà une conversation puisque les deux hommes se connaissaient.
Reste la question de savoir si ce journaliste-officier demandait son avis à Hugo avec sympathie pour lExpédition de Chine ou pas.
Guy Rosa se demande si Butler était le supérieur hiérarchique du lieutenant Pinson.
Jacques Seebacher suggère de demander de plus amples informations à la directrice de Hauteville-House, collaboratrice de Mme Danielle Molinari, qui travaille en ce moment au département des Manuscrits de la BnF.
Franck Laurent et Guy Rosa profitent de loccasion pour redire que presque tout reste à faire sur Actes et Paroles : manuscrit, éditions antérieures, mise au point du texte, origine des « chapeaux », réalité de la diffusion des textes pendant lexil par la presse ou en tracts, etc.
Guy Rosa a reçu de Jean-Pierre Reynaud un courrier revenant sur le surnom de « grand crocodile » donné à Hugo par Flaubert, dont il donne lecture ainsi que du passage des Misérables quelle commente.
« ... C'est comble d'ignorance peut-être, ou incurable simplesse de ma part, mais la "question saurienne" m'a fait l'effet d'un trait de lumière. Bref, j'ai vu soudain (découvrant la lune? mais alors pourquoi le compte rendu n'en dit-il rien?) que Hugo avait réécrit Chateaubriand, refait tout justement le passage d' Atala où le grand sachem avait puisé en 1845, à propos du happening académique Sainte-Beuve, ce sobriquet de crocodile pour l'en affubler. Et il l'a refait avec une fidélité qui semble exclure toute possibilité de rencontre aléatoire (Misérables V, 8, 2, "Autres pas en arrière"), en un texte aussi génial que mystérieux: marais dans l'Inde stagnants et profonds, surface faussement innocente, hydre tapie au "fond formidable"
« Bizarrement, tous les commentateurs (à ma connaissance) sont muets, non seulement sur le fait de la réécriture, mais sur ce texte lui-même qui méritait bien qu'ils y allassent d'un coup de commentaire. Tous, sauf deux, éminentissimes assurément, je veux dire, tu l'as compris, toi et moi. Moi (pardon, ce chiasme grossier n'est qu'un hommage obligé à la chronologie, d'ailleurs nos scolies ne se ressemblent en rien, même si elles cherchent, peut-être, le même fond inapprochable), moi donc, Revue des sciences humaines, 1982-4, p.34-35 : rapport de l'anomalie manifeste à une monstruosité des profondeurs. Toi, édition Robert Laffont, 1985, p.1219: "On jurerait que V.Hugo parle de lui. De quelle "bête inconnue" de quel "fond formidable"?"
« Je crois que nous ne nous trompions ni l'un ni l'autre. Il y avait bien "Crocodile" sous roche, et c'est lui, l'hydre absolue, le monstre incomparable, le "large crocodile" donc qui est au fond de l'eau et dont le souffle anime et convulse la surface narrative. Et comment ne pas remarquer que l'anecdote de Louise Colet, par sa date même, renvoie luvre à sa scène primitive, à l'origine du monde, au moins du monde romanesque: Léonie, 5 juillet 1845, qui, d'une étreinte, de Pair le fait paria; les Misères, 17 novembre, naissance de l'écriture? Par ce signe intertextuel, mal déchiffrable pour tout autre que lui, il s'est désigné comme origine monstrueuse, érotique et misérable, du Livre.
« Mais pourquoi Chateaubriand? Si le mot crocodile est occulté ( il eût été trop clair), varié en "hydre" (!) - voilà V.H. plus pseudo classique que l'autre vicomte-, "monstre secret", "bête inconnue", et si le puits Alachua est métamorphosé en marais dans l'Inde (allusion aux "Indes occidentales"? ou souvenir, mêlé à celui d'Atala, de "Puits de l'Inde, tombeaux..." dans les Rayons et les Ombres?), les deux textes sont pourtant parfaitement superposables. A un détail près, de taille: chez Ch. la surface est impavide, hermétique à l'en-dessous, immobile. Le large crocodile ne figure pas aux salons de l'art et pas un indice ne franchira la barrière. Chez V.H., la "superficie" est crevée de bulles méphitiques, crevassée, fissurée, laissant sournoisement passer quelque chose de la lave infernale ; subvertie pour mettre à jour peut-être le cur de la terre, le filon d'or dans la montagne, ténébreux et vierge: car la boue et l'or, bien sûr, sont fraternellement liés. Etre Chateaubriand ou rien? Non, justement, et voici le slogan nouveau: être Ch. et plus, être un autre! Le texte des Misérables fait signe tout à la fois vers le Père et le renie. C'en est fini du Beau idéal, des formes pures, de la surface immobile comme un lac: l'irruption du grotesque soulève et fait bouillonner les vagues, qui se figeront en univers nouveaux. La monstruosité latente fait craquer et grimacer le marbre des statues, Ce passage est frère de "buvard bavard", aveu des effondrements intérieurs et des éruptions d'un réel impossible, fange infernale et filons d'or vierge mêlés. Et le bon sauvage Chactas se transmue en farouche « sauvage de la civilisation »..
« Voilà, cher ami, quelques remarques. Ont-elles un vague rapport à ce que les savants nomment intertextualité? Elles pourraient être développées. Mais si tout le monde les a déjà faites, aie la charité grande de feindre que je n'aie rien dit. »
Ce qui est troublant, ajoute Guy Rosa, cest de penser que Hugo ait écrit ce passage non seulement en référence à Chateaubriand (ce qui est pratiquement incontestable) mais en sachant son surnom saurien. Car cela conduit à une question presque insondable : Hugo est-il ici le crocodile lui-même, caché au fond de toute intériorité, ou seulement, comme dans le mot de Chateaubriand, lensemble du marais et du crocodile ? Ce qui est sûr, et Jean-Pierre Reynaud a raison dy insister, cest que Chateaubriand ne va pas beaucoup plus loin quune image de la dissimulation, alors que le texte de Hugo met en place une vraie topologie du moi.
J. Seebacher intervient pour dire quentre le sentiment des masses et le moi de lécrivain existe un va-et-vient qui engendre de lobscurité et lon comprend donc que tout cela passe de Chateaubriand à la poésie des Rayons et les Ombres (« Puits de lInde ! tombeaux ! monuments constellés ! ») puis aux Misérables.
A la question dYvette Parent concernant lassimilation peut-être rapide du crocodile à lhydre lhydre ayant traditionnellement plusieurs têtes -, Guy Rosa apporte un élément de réponse en attirant lattention sur la quantité non négligeable de « crocodiles » dans luvre de Hugo, quantité lexicale certes moindre que celle qui concerne le mot « hydre », nom visiblement plus général et donc hyperonyme de « crocodile ». « Hydre et crocodile chez Victor Hugo », voilà un sujet de thèse !
Agnès Spiquel et Annie Ubersfeld recherchent le lieu de ce quelles croient être une pensée mise dans la bouche de la petite Jeanne dans un brouillon de LArt dêtre grand-père : « Si la souris était la grosse bête, ce serait la souris qui mangerait le chat ».
Après Vincent Wallez qui suggère que cette phrase devrait se trouver à la suite du vers « Dieu fait les questions pour que lenfant réponde » dans Dernière Gerbe, Toute la lyre ou La Légende des Siècles, Arnaud Laster précise : Légende des Siècles, Dernière Série, pièce XXI, entre « La Vision de Dante » et « Océan ». Comme quoi, remarque-t-il, en 1883, Hugo avait encore le goût des contrastes.
Gavroche suscite chez Jacques Seebacher cette question : Hugo croyait-il à linnocence des enfants ?
Franck Laurent : Oui. Il le dit dans le discours général qui ouvre « Paris étudié dans son atome » (Misérables, III, 1, I).
Arnaud Laster : Les enfants sont chez Hugo innocents mais potentiellement cruels. Voyez Le Crapaud.
Jacques Seebacher : Du point de vue de léglise, il ny a pas dinnocence des enfants. Un certain rousseauisme considérera que lenfant est originellement innocent.
Agnès Spiquel : Hugo rejette tellement le péché originel quil doit sans doute préférer linnocence rousseauiste à la culpabilité des origines.
Yvette Parent : Le chien, lui, est innocent, cest certain. Ponto, par exemple, dans le Ve Livre des Contemplations.
Jean-Marc Hovasse signale une exposition qui devrait être intéressante sur Emile de Girardin au Centre Culturel François Villon à Enghien, jusquau 10 avril.
Stéphane Mahuet informe que la « Maison littéraire » de Bièvres ouvre une exposition « George Sand et Victor Hugo » en collaboration avec la Bibliothèque historique de la ville de Paris qui a prêté, pour loccasion, quelques lettres.
A propos de George Sand, Jacques Seebacher signale lédition récente aux «Mille et une Nuits » de trois lettres-articles de Sand à Hetzel autour de la publication du Diable à Paris, en 1845. Ces lettres structurent éditorialement lorientation politique et sociale des deux gros volumes du Diable à Paris, avec les dessins de Gavarni. La première lettre demande dabord le lancement de louvrage puis brosse surtout un portrait du luxe et de la misère parisiennes. Cest un moment important dans lhistoire des idées de George Sand dont les amis, et amants, sont alors des futurs Quarante-huitards.
Arnaud Laster annonce deux récitals dun chanteur québécois, Alain Lecompte, sur des textes de Hugo. Le spectacle sappelle « Hugo live » et les dates sont les suivantes : le 24 mars à lUniversité Paris III-Censier, amphithéâtre Max-Pol Fouchet à 19h (entrée libre) et le 28 mars au Théâtre du Renard (il faut réserver). Agnès Spiquel précise que ce récital a eu du succès à Valenciennes. Il sera donné une nouvelle fois au Quesnois, prochainement.
A Sartrouville, du 30 mars au 7 avril, sera jouée LIntervention, mise en scène par Marc Paquien. Le spectacle a été créé au Centre dramatique national de Grenoble (ou de Lyon), précise Arnaud Laster. Après la représentation du 7 avril, un débat sera organisé avec Annie Ubersfeld et Vincent Wallez.
Mireille Gamel signale la présence du cinéaste E. Rohmer à la Cinémathèque de Paris le 17 avril à 16h30 : il présentera ses deux films consacrés à Hugo, réalisés en 1966 pour la télévision scolaire, intitulés Les Contemplations et Victor Hugo architecte. Lintérêt de ces films tient surtout, dit A. Laster, à la qualité des lectures faites par Vitez.
Vincent Wallez signale « Une vision du Dernier jour dun condamné », spectacle, avec deux acteurs, qui aura lieu à lEspace Jean Vilar à Arcueil. La représentation sera suivie dune conférence de Delphine Gleizes.
Denis Sellem fera bientôt cadeau au Groupe Hugo du film russe Gavroche, en version originale sans sous-titrage mais aux images parlantes. Arnaud Laster se souvient de la projection de ce film magnifique à la Cinémathèque en 1985 : il y avait alors un traducteur...
Jacques Seebacher : Ce texte pose le problème de la transcendance, mais à lopposé de considérations théologiques traditionnelles, vaticanes. Il sagit de faire une « trouée à Dieu » et donc de pratiquer un évidemment de Dieu car ce texte travaille en fait limmanence. Penser un moi de linfini pose une question difficile, la question du « Il ». On touche là à un problème de croyance et de foi et non à un problème de philosophie ou dontologie. Ici, « le Hibou » est une entreprise de justification et dorientation du développement de ce quon appelle les sciences physiques : ces solitudes de lespace ont finalement des réalités philosophico-scientifiques.
Par ailleurs, je me demande si lon comprend toujours ce quon appelle le scepticisme : il ne sagit pas de lexpression du doute mais de la recherche et de lexamen (skeptomaï en grec, observer). Le problème de Hugo tient au fait que les idéologies de son époque ne présentent pas assez le souci de la recherche et, justement, ici, le poète recherche.
En ce qui concerne la « pierre angulaire », pierre dachoppement au départ, le texte pose la question de la régénération : la création est moins au travail que en travail (« Cette création est toujours en travail ; / Lastre refait son or, et laube son émail »). A lopposé du statisme, il sagit ici dun travail dynamique de lamour dans la création.
Annie Ubersfeld : Ce qui me frappe dans ce travail de la métaphore, cest la présence de mots abstraits à lintérieur même des métaphores. Par exemple, ce « vieux volcan chaos, sous lénigme englouti » ou ces « forces [ ] chevaux de labîme ». Hugo na pas peur de mêler un terme général à un terme concret. Cest une caractéristique de son travail métaphorique, lié au désir de donner un sens concret à lidée : il sagit de faire de lidée elle-même un élément métaphorique.
Les idées sont ainsi matérialisées comme dans cet exemple : « Un être épouvantable ou secourable, ayant / La distance du mal au bien pour envergure ». Cette distance tout abstraite devient concrète.
Bernard Leuilliot : Je crois quil faut se défaire de lexpression « Hugo poète visionnaire » : il aurait des visions et en donnerait des images. Cela implique que limage serait visualisable et que le lecteur verrait quelque chose. Il nen est rien ; limage nest constituée que dune chaîne verbo-auditive, pas dune sensation virtuelle : la « pâle angoisse », le « plaintif univers », ne font rien voir.
Revenir à cette vieille idée que les images poétiques sont visuelles est une erreur ; un grand article dAndré Breton au sujet dun faux Rimbaud, « La chasse spirituelle » poème perdu quon croyait avoir retrouvé, développe et argumente admirablement cette idée qu image poétique est sans rapport avec le « visionnaire ».
Guy Rosa, lui, voit quelque chose lorsquil lit le texte cité par Delphine Van de Sype :
On a peur quand on voit, vague, à fleur dhorizon,
Montrant, dans létendue au crépuscule ouverte,
Son dos mystérieux dor et de nacre verte,
Ramper le scarabée effroyable du soir.
Mais il ne tient pas à retomber dans la critique « impressionniste ». Encore que ce que lon imagine et éprouve à la lecture dun texte soit, finalement, toute la question.
Arnaud Laster : Prendre au pied de la lettre les métaphores est très intéressant et permet de raconter des choses neuves sur ce que dit le texte ; par exemple, le hibou serait ici incarcéré avec un geôlier inexistant. Cependant, cette idée na pas de rapport avec du visuel mais avec un scénario.
Par ailleurs, il me semble quil y a un problème dinterprétation dans lextrait « [ ] ce quon voit de plus réel, cest vous, / Mort, tombe, obscurité des blêmes sépultures, / Cimetières, de Dieu ténébreuses cultures. » La lecture de ces « sépultures » pourrait tendre vers la possibilité dune lecture rassurante. Se rassurer, cest se placer du côté de Dieu qui a réponse à tout. Et dans le texte, en fait, il y a un tel approfondissement de langoisse que le texte finit par dire et par provoquer le contraire.
Annie Ubersfeld : Tout se passe en effet comme si laccumulation dadjectifs négatifs appelait paradoxalement - ou signifiait le besoin de lexistence dune positivité.
Jacques Seebacher : Il y a dans ce texte une personnification de Dieu jardinier de la mort. Dans cette expérience réelle qui est celle de la mort, on a, en quelque sorte, besoin dune positivité. Par conséquent, on peut avancer que la pensée historique croit à la nécessité dun sujet de cette fertilité dans la mort. Ce sujet, cest Dieu.
Au vu de lheure déjà très avancée, la discussion qui suivit les propos de Franck Laurent fut réduite à lessentiel : Arnaud Laster le remercia, comme lensemble du groupe, pour cette lecture du Rappel qui restituait la position réelle du journal pendant la Commune et le rapport complexe que Hugo entretenait avec cet organe, rapport dadhésion plus spontanée et immédiate selon Arnaud Laster que selon Franck Laurent.
Olivier Decroix
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