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Séance du 8 février 2003

Présents : Jean Maurel, Jean-Marc Hovasse, Agnès Spiquel, Anne Ubersfeld, Guy Rosa, Claude Millet, Jacques Seebacher, Bernard Leuilliot, Pierre Georgel, Myriam Roman, Jacques Cassier, Florence Naugrette, Junia Barretto, Vincent Wallez, Stéphane Horvath, Delphine Van de Sype, Mireille Gamel, Loïc Le Dauphin, Josette Acher, Denis Sellem, Laurence Bertet, Yvette Parent, Isabelle Nougarède, Rouschka Haglund, Marguerite Delavalse, Sandrine Raffin.


Faire part: Guy Rosa annonce au Groupe la naissance de Victor Vielledent, le 2 février 2003.

Informations

Biographie

Au moment même de l’arrivée de Denis Sellem circule autour de la table un article du Monde du 4 février le concernant. Paru dans la rubrique « Horizons », intitulé « Denis Sellem chasseur de destins », il révèle son activité principale : rechercher des Français partis ou emmenés à l’Est pendant la guerre, retenus ensuite derrière le rideau de fer et qui y sont restés – bref, un travail d’agent du service action de la Central Biographical Agency, commente Guy Rosa. « Soljenitsyne disait déjà que le rideau de fer n’était pas assez étanche » ajoute Bernard Leuilliot.

 

Question

Une question posée au Groupe par Internet, sur l’origine du vers suivant :

« ...Nos ancêtres

Qui chassaient les grands ours dans les forêt de hêtres ».

 reste sans réponse – pour l’instant.

Une lettre de Jean-Pierre Reynaud

Guy Rosa donne lecture d’une lettre de Jean-Pierre Reynaud revenant sur les remarques de Jacques Seebacher, à la dernière séance, à propos du « miroir de concentration » de la Préface de Cromwell. Ses réflexions portent sur ce qui a été écrit et non sur ce qui a été dit, précise Guy Rosa , qui reconnaît sa responsabilité dans plusieurs formulations du compte rendu et tient à souligner que, plus d’une fois, les remarques critiques de Jean-Pierre Reynaud portent sur des comparaisons (avec la loupe par exemple) ou des idées qu’il a cru bon d’ajouter –pour la clarté- mais qui déformaient sans doute la pensée de leurs auteurs, Annie Ubersfeld et Pierre Georgel en particulier.

Voici le texte de cette contribution à nos débats, modèle à imiter dont G. Rosa remercie Jean-Pierre Reynaud.

«Cher ami, je désire formuler ici quelques remarques critiques que m’inspire le compte rendu de la séance du 30 janvier dernier, à propos de la Préface de Cromwell, du « miroir de concentration »  et de la discussion qui  a suivi les remarques de Jacques Seebacher.  Je n’ai rien à redire à l’interprétation  de notre ami, sinon qu’il aurait dû la préciser un peu pour prévenir le dérapage assez vertigineux dont le débat, selon moi, a été l’occasion.

« Il faut donc apporter quelques précisions d’optique élémentaire : et pardon pour l’apparente cuistrerie, mais comment faire autrement si l’on veut savoir de quoi l’on parle et réfléchir avec un peu de rigueur ?

« Le « miroir de concentration » est à l’évidence un miroir concave (sphérique ou parabolique, peu importe ici) qui a un pouvoir convergent : tous les rayons qui divergent à partir d’un point lumineux A situé dans l’axe du miroir, et qui viennent frapper la surface réfléchissante vont converger en un point unique A’ et y former l’image de A. Un segment AB, dans les mêmes conditions, formera une image A’B’. Ces images, pour simplifier (mais la simplification ici ne change rien à l’affaire), viennent se former dans le plan focal du miroir, plan dont la distance à la surface du miroir est égale au demi rayon de courbure. Cette propriété se trouve vérifiée tant que l’objet AB se trouve suffisamment éloigné du miroir, c’est-à-dire au-delà du centre du cercle de courbure. Ce sera nécessairement le cas pour tout ensemble un peu vaste, paysage naturel ou humain, univers social… qui sont les objets du drame.

«Il faut alors bien se représenter ceci : l’image formée dans de telles conditions

-          -          est une image réelle (et non virtuelle) c’est-à-dire qu’on peut la projeter sur un écran un décor, un théâtre…

-          -          est une image de dimensions réduites par rapport à l’objet qu’elle représente ;

(et ces deux premiers caractères sont absolument contraires à un effet de loupe- on y reviendra)

-          -          et du coup se trouve être une image magnifiée dans son éclat, ses couleurs et ses contrastes, puisqu’elle concentre sur une surface réduite un très grand nombre de rayons émanés de l’objet lumineux (d’autant plus magnifiée naturellement que la surface réfléchissante est vaste, mais ce n’est pas ce qui importe ici).

«  Dans ces conditions, l’hypothèse du « miroir de sorcière » n’est pas sérieuse : le miroir de sorcière est un miroir convexe, dont le pouvoir est divergent et qui produit une image virtuelle. Et tout ce passage de la Préface, comme Jacques le marque très justement, dit et souligne la convergence : « concentrer,  ramasser, condenser ». Ces propriétés du miroir concave (donc convergent ou « de concentration ») sont à l’œuvre dans de nombreux instruments optiques : la chambre noire des peintres (celle  que réalisa le physicien Porta au dix-septième siècle), le télescope de Newton (qui transforme en lumière la lueur invisible à nos yeux des étoiles au-delà de la sixième magnitude), les « miroirs ardents » que Buffon avait renouvelés d’Archimède (et qui transforment la lumière en flamme). Hugo pense probablement un peu à toutes ces applications à la fois,  qui comportent un schéma commun : convergence des rayons lumineux en une image fortement condensée et très brillante. Des expressions apparentées dans la Préface se réfèrent d’évidence à ce même schéma : le théâtre comme point d’optique, le vers comme forme optique de la pensée. Peut-être aussi a-t-il en tête Leibniz, par Voltaire (l’âme concentration, miroir de l’univers). Mais j’abrège…

   «Tout ceci donne raison à Jacques Seebacher. En revanche, « l’autre interprétation » que formulent Anne Ubersfeld et Pierre Georgel  ne me semble pas soutenable, reposant selon moi sur d’évidentes confusions. A aucun moment le texte hugolien ne peut évoquer  un effet de grossissement ou effet de « loupe ». La loupe est une lentille convergente qui, placée devant un objet très proche ( en deçà de la distance focale) produit une image virtuelle (qui n’existe que dans l’œil) plus grosse que l’objet examiné. Mais cette image virtuelle et agrandie serait bien en peine de mettre le feu à quoi que ce soit !  C’est par une confusion de langage qu’on peut dire qu’ « une loupe peut transformer la lumière en flamme ». Certes non !  Quand une lentille convergente (une « loupe » en langage commun) enflamme un morceau de papier, c’est qu’elle ne fonctionne plus comme loupe, qu’elle n’est plus une loupe en langage de physicien. Pour que la combustion se produise, il faut qu’un objet très lumineux placé « à l’infini «  (le soleil)  concentre ses rayons dans le plan focal de la lentille, y produise son image réelle, où toute l’énergie calorifique se trouve condensée. Et plus l’image est petite, plus la combustion se produira rapidement. Ce qui est capable de concentrer les « rayons colorants » et de mettre le feu au monde, c’est donc exactement l’inverse de l’effet de loupe, l’inverse du grossissement. Et ce qui est vrai de la lentille convexe l’est symétriquement du miroir concave, celui auquel Hugo se réfère (image virtuelle grossie pour les objets très proches, image réelle réduite, condensée des objets lointains)  - je le jure, et si on ne me croit pas, j’ajouterai une page pour le démontrer… Une figure vaudrait mieux, mais je suis bien incapable d’en tracer une par ordinateur.

 «La même confusion apparaît dans l’équivalence posée entre « gros » et « intense ». Ces deux termes sont en fait contradictoires en optique : plus une image est grossie, plus elle est diluée et pâlie. Le simple bon sens suffit pour s’en convaincre. Mais aussi l’expérience de l’agrandissement photographique, et celle de l’observation astronomique : la planète Mars, nette, contrastée, fourmillante de détails dans le « miroir de concentration de mon télescope, se dilue en grosse grisaille dès que je cherche à l’agrandir. En fait l’intensité est en raison inverse du grossissement.

« Il faut donc se résigner à la simplicité : par la comparaison avec un miroir concave, Hugo a voulu signifier la nécessité, dans l’optique théâtrale, d’intensifier les couleurs, l’éclat et les contrastes ; rien de plus. Supposer ici un processus métaphorique qui déplacerait,  transposerait le réel et le mettrait à distance semble bien gratuit. Bien entendu, toute représentation d’un objet réel constitue une transposition, donc si l’on veut une métaphore, mais alors dans un sens si vague et si général que ce concept perd toute valeur opératoire.

  «Je sais bien que dans la tradition lacanienne le processus de condensation est à l’œuvre dans la métaphore (pour Jakobson plutôt dans la synecdoque…) Mais ce serait une bien mauvaise justification La condensation lacanienne fond plusieurs objets en une seule image. La concentration hugolienne réduit un objet à un flamboiement : rien à voir.

  « Il est bien naturel de vouloir s’appuyer sur une science dure, comme l’optique, pour ces sciences molles que sont la poétique, la psychanalyse… et l’hugologie. Mais à condition que la contagion s’exerce dans le bon sens ! Il se peut  fort bien que le drame hugolien  tienne le réel à distance, et peigne des choses derrière les choses (comme tout art digne de ce nom). J’ai seulement voulu montrer ici qu’on n’a pas le droit de s’appuyer sur le texte en question  pour en faire la démonstration.  Il faudra trouver autre chose : et par exemple –mais il s’agit ici sans doute plutôt du lyrisme que du drame et de toute façon c’est le sujet d’une autre discussion- ce texte admirable de Post-scriptum de ma vie (volume Critique de Bouquins, page 699) : « Le profond miroir sombre est au fond de l’homme. Là est le clair-obscur terrible. La chose réfléchie par l’âme est plus vertigineuse que vue directement. C’est plus que l’image, c’est le simulacre, et dans le simulacre il y a du spectre. Ce reflet compliqué de l’ombre, c’est pour le réel une augmentation… »

 

C. Millet : C’est beau !

J. Seebacher : C’est lucrécien !riffe ombrageux de la vérisimilitude ». (Baudelaire)

P. Georgel : Les comptes rendus, que les intéressés ne sont pas invités à relire, sont-ils vraiment indispensables ? Jadis, la distinction était nette entre l’oral et l’écrit : elle est en train se dissoudre au profit d’une activité greffière.

G. Rosa : Les comptes rendus sont signés : la responsabilité en incombe à leur(s) signataire(s).

P. Georgel : Mais on attribue naturellement les propos à celui qui a parlé et non à celui qui a signé.

 

Appel à contributions

Mireille Gamel fait part au Groupe d’un projet de numéro spécial de Cinémaction sur Hugo à l’écran : la revue est d’accord sur le principe. Elle fait circuler un appel à contribution destiné à toutes les personnes intéressées. Le cinéma a été, ajoute-t-elle, le parent pauvre de l’année Hugo : il y a eu quelques initiatives, mais éparpillées, et pas de festival du cinéma hugolien. A défaut d’un festival, cette revue consacre un numéro aux adaptations, au sens large, de Hugo : cinématographiques, télévisuelles, réalisées à partir de ses œuvres ou de sa vie, mettant en scène Hugo lui-même, ou réutilisant de façon parfois non avouée les motifs pris dans ses romans.

G. Rosa : Où se situe cette revue dans le débat, vif, qui oppose Les Cahiers du cinéma et Positif ?

M. Gamel : Je ne sais pas. C’est une revue grand public, d’accès facile.

 

Site du Ministère de la Culture

Reine Prat a fait savoir à Guy Rosa que le site du ministère de la Culture continue (seules quelques rubriques seront fermées) parce que, contrairement à l’attente, le nombre des consultations a peu diminué – comme pour le site du Groupe Hugo. Elle a l’intention de proposer une page d’actualité, régulière et plus développée, avec une sélection des publications. Elle demande au Groupe sa coopération pour recueillir les informations et l’aider à réaliser cette sélection. Donc n’hésitez pas à signaler ici toute parution, livres, articles, etc. : cela lui sera transmis.

 

Publications

Guy Rosa fait circuler

- les actes du colloque Hugo et la guerre, sous la direction de C. Millet (Maisonneuve et Larose, Paris, 2002),

- les actes du colloque d’Oxford, Hugo, romancier de l’abîme, sous la direction de J. A. Hiddleston (Legenda, European Humanities Research Center, University of Oxford, 2002),

- la revue Romantisme, « Images en texte », n° 118, avec un article de Delphine Gleizes, « “Vanités” : Codes picturaux et signes textuels », pp. 75-91.

Jean-Marc Hovasse a apporté la traduction brésilienne (modernisée et annotée, précise-t-il) des Misérables, publiés chez Cosa et Naify en 2002.

Les actes du colloque d’octobre 2002 « Victor Hugo, Ivan Tourgueniev et les droits de l’Homme » seront publiés au printemps par M. Zviguilsky. Celui-ci signale la projection d’un film rare, Gavroche, de Tatiana Loukachévitch, le 27 avril à 18h au Musée Tourguéniev à Bougival (16, rue Tourguéniev).

D. Sellem : Ce film a été montré lors du colloque : il est vraiment très bon, l’utilisation du noir et blanc, de l’ombre et de la lumière est remarquable ; à l’époque, sa réalisatrice était très connue. J’en avais demandé une copie format VHS à Alexandre Zviguilsky pour la bibliothèque du XIXème. Mais je peux peut-être en trouver un exemplaire lors de mon prochain voyage en Russie.

 

Théâtre

C. Millet : Il se donnera bientôt un Homme qui rit, mis en scène par Laurent Schuh.

S. Raffin : Oui, dans une adaptation de François Bourgeat, au Sudden Théâtre dans le 18ème, du 5 mars au 6 avril. Bien sûr, il faut signaler le Mangeront-ils ? de Benno Besson au Théâtre de la Ville du 20 février au 15 mars. Les billets des premières représentations (jusqu’au 23 février) sont à 50% de réduction, compte tenu des vacances de Paris : 11 euros pour tout le monde et 9,50 pour les étudiants et moins de 27 ans.

Pour introduire à l’intervention de J. Cassier, G. Rosa signale que la Bibliothèque a maintenant reçu la quasi-totalité des microfilms des manuscrits de Hugo commandés à la BNF. Ils peuvent être ici consultés et reproduits sur papier. Ils sont évidemment indispensables à notre projet d’un travail d’édition des Fragments.

 

Post scriptum d.l.r.

Pour ne pas en différer inutilement l’annonce, on signale tout de suite, sur le site du Groupe, la mise à jour de la bibliographie interrogeable de J. Cassier –21325 références maintenant, dont celles des livres se trouvant dans la bibliothèque de Hauteville_House- et un excellent « Entretien » sur le web entre P. Georgel et Jean-Pierre Montier, professeur à l’Université de Rennes, à propos des dessins des Travailleurs de la mer (http://www.canalu.com/canalu/sommaire_canalu.php?screen=2; cliquer sur le carré en haut et à droite nommé « Entretiens »)

 


Communication de Jacques Cassier : Pour l'édition informatisée des Fragments de Hugo

J. Cassier qui a entrepris depuis longtemps le catalogage informatisé et la numérisation de l’ensemble des fragments de Hugo présente, sur écran relié à son ordinateur, le résultat de ses travaux.

Comme on le sait, l’inventaire des papiers de Hugo, à sa mort, a été fait par le notaire chargé de la succession, maître Gâtine. Un tampon a été fabriqué portant le nom du notaire, l’objet de l’inventaire et les mots « Cote » et « Pièce » suivis chacun d’un blanc destiné à être rempli à la main. Ce qu’on fait les clercs. Chaque dossier a reçu un numéro de cote, chaque feuille dans le dossier un numéro de pièce ; au fur et à mesure étaient remplies les feuilles de l’inventaire proprement dit : une longue liste des cotes, avec leurs titres, des précisions matérielles du type « grande chemise de papier gris », le nombre des pièces par cote. Il y a des exceptions : un volume relié de manuscrits représente une pièce ; L’Homme qui rit et Bug Jargal ont chacun une cote ne comprenant qu’une pièce. Les cotes Gâtine vont de 1 à 273 ; les numéros entre 21 et 65 n’ont pas été attribués. Le travail a commencé le 25 juillet 1885 pour s’achever le 26 février 1887.

C’est Jacques Seebacher qui a eu l’idée d’aller chercher, d’abord chez le successeur de Gâtine puis au Minutier central des notaires de Paris, cet inventaire de la succession de Hugo. Il en a effectué le relevé –pour ce qui concerne les manuscrits- et l’a déposé à la Bibliothèque nationale. Cette bibliothèque en a un exemplaire.

J’ai moi-même transcrit ce relevé sous forme de tableau Word ; le voici, mais vous pouvez aussi le consulter sur le site du Groupe, à la rubrique « Documents ». Le résumé du contenu de chacune des cotes le rend très instructif.

 

P. Georgel : Les intitulés sont-ils ceux de la minute ?

J. Seebacher : En principe. Mais ce résumé a été très vite fait : il y a peut-être des fautes. En général cependant, les indications sont sérieuses. On peut le vérifier pour une recherche très pointue : tout doit encore être au minutier central. Le premier relevé que j’avais effectué à la main a été mis en forme, dactylographié et polycopié par Journet et Robert à Besançon. Ils ont dû l’améliorer.

G. Rosa, au vu de l’écran : apparemment, ce qui est souligné transcrit les titres ou annotations de la main de Hugo, ce qui n’est pas souligné est un commentaire du notaire.

J. Cassier : L’intérêt de ce relevé des cotes est qu’il permet de repérer des ensembles constitués par Hugo et demeurés tels quels jusqu’à ce qu’ils soient défaits par les exécuteurs testamentaires lorsqu’ils ont composé l’édition de l’Imprimerie nationale avec cette curieuse méthode qui consiste à fabriquer un manuscrit conforme à l’édition.

P. Georgel : Ne leur jetons pas la pierre, ils ont fait un immense travail.

G. Rosa : Sans doute, mais leur destruction du classement laissé par Hugo aurait été irrémédiable sans cet inventaire après décès.

J. Cassier : Qui est décisif pour les fragments puisque les manuscrits reliés à la BN (tous les « Océan » et « Reliquat » en particulier) ne sont pas de Hugo.

B. Leuilliot : Ce travail de reconstitution des dossiers avait été entrepris par Journet de Robert. J’ai en ma possession deux ou trois de ces dossiers de Journet et Robert. Où se trouve le reste ?

J. Cassier : La Bn en a une quinzaine.

G. Rosa : A la mort de René Journet, sa veuve m’avait demandé de déposer les dossiers de son bureau à la Bibliothèque Nationale. La BN, qui possédait déjà cette quinzaine de cahiers regroupant les données, n’en a pas voulu, pour cause d’encombrement. Ils se trouvent ici à Jussieu, dans la réserve de la Bibliothèque. Je l’ai déjà signalé plusieurs fois en vain ; personne –et moi non plus- n’y travaille.

J. Seebacher : C’est dommage. On trouve toujours quelque chose.

G. Rosa : L’ensemble est aussi très dissuasif, aussi dissuasif que les manuscrits eux-mêmes. Il s’agit d’une masse importante de cachiers, dossiers et chemises, avec des notations personnelles, des renvois à leurs éditions, des transcriptions, des listes... Ce n’est pas utilisable, ni même abordable, d’emblée.

P. Georgel : Existe-t-il un classement ?

G. Rosa : Oui, mais pas toujours très intelligible. C’est un travail qui était en cours, réalisé par une personne avec sa propre logique. Maîtriser tout cela demande un effort qui n’a de sens que si l’on se propose de poursuivre la tâche interrompue.

J. Cassier : A la Bn, le classement est par cote, mais certaines cotes, manuscrites, sont difficiles à lire ; de plus, toutes les cotes n’y sont pas. Cependant, on trouve moins de répétitions que prévu.

 

Voici maintenant un autre outil : la liste des manuscrits, reprise de celle établie par Mme Herschberg-Pierrot et publiée dans le catalogue de l’exposition Soleil d’encre, en 1985. Cette liste (un tableau sous Excel) ne se trouve pas encore sur le site. On y a ajouté l’état des publications : en rouge les éditions critiques, en noir les éditions normales.

G. Rosa : Tableau récapitulatif capital de ce qui est publié ou non, et où.

 

J. Cassier : Mais l’essentiel est ceci –apparaît un tableau d’une vingtaine de milliers de lignes et d’une quarantaine de colonnes : tableau de la totalité des fragments –une ligne pour chacun- avec la référence du manuscrit, la cote, le papier, la datation et les éditions.

J. Cassier : Les éditions qui apparaissent dans les colonnes de droite sont familières : Journet et Robert, les Contributions aux études sur Victor Hugo, Massin, Bouvet, la Pléiade, Bouquins, d’autres sont moins connues, pour les dessins en particulier.

Dans la mesure du possible, les fragments ont été replacés dans les manuscrits d’origine –la référence de certains, pourtant publiés, manque.

Pour le papier, j’ai suivi le classement de Journet et Robert (J. Cassier montre aussi un tableau regroupant les différentes listes, dispersées dans leurs publications, des papiers employés par Hugo ; il s’est efforcé de réunir les identifications discontinues de Journet et Robert) ; pour la date, elle est en caractère gras lorsqu’elle figure sur le folio (lettre avec cachet postal par exemple ou date écrite par Hugo lui-même), en caractère normal, il s’agit d’une extrapolation.

Dans ce tableau, les dessins sont également répertoriés, sous une couleur particulière -le vert. Une colonne, enfin, donne tous les incipit.

 

D’autre part, j’ai scanné ou recopié ce que je pouvais -une très grosse part tout de même- du texte même des fragments. Cela aboutit à une série de fichiers Word, un par manuscrit (s’il n’est pas trop gros), dont chacun contient le texte des fragments sous forme de tableau.

Voici un exemple : pour aborder le manuscrit de Dieu (cote 24763), je suis parti des travaux de Journet qui donnent, outre le texte, la cote, la description du support et une datation quand elle est possible. D F 1 signifie Dieu Fragment 1er tome. Les points bleus indiquent un changement d’écriture et le chiffre l’ordre vraisemblable de l’écriture. Pour les notes, qui sont de Journet et Robert, les astérisques précèdent la présentation générale de la page (une accolade par exemple), les lettres indiquent les variantes et les chiffres l’annotation proprement dite. L’attribution de la même cote à deux folios est signalée. Les lectures hypothétiques apparaissent en violet. A droite du tableau, ce sont les morceaux publiés, par exemple les vers publiés dans Dieu.

 

Tout ceci permet

0. De disposer, en fichiers numériques, du texte des fragments.

1. D’identifier les fragments et de connaître l’état de la publication de chacun.

2. De retrouver, à partir d’une référence dans une édition, celle du manuscrit (ex. où se trouve, à la BN, le fragment publié dans telle édition, telle page ?).

3. De retrouver –avec ses références au manuscrit et aux éditions- un fragment dont on connaît l’incipit.

4. D’imposer au tabelau des identifications (mais pas aux textes qui sont enregistrés ailleurs) un ordre quelconque (date, papier, manuscrit BN) et, en particulier, l’ordre dans lequel Hugo a laissé ses papiers –celui des cotes et pièces Gâtine. Cela permet de reconstituer un dossier, un sous-dossier -une chemise-,  ou, mieux encore, les séries identifiables par un titre commun donné à des fragments, au coin supérieur droite du folio : « Boîte aux lettres », « Epîtres », « Faits contemporains », « Comédie », etc.

Le tableau permet aussi, on l’a déjà dit, de repérer les doubles cotes.

Tout ce travail est encore en cours : j’ai à peu près tout dépouillé sauf La Légende des siècles. Guillemin a beaucoup publié, mais fort mal. On comprend l’indignation de Journet et Robert : il a taillé, recollé, mal lu, réinterprété…et sans jamais indiquer aucune référence. De surcroît, ses publications de fragments sont parfois difficiles à trouver car elles sont éparpillées dans un grand nombre de revues, surtout suisses, en particulier Le Journal de Genève.

 

B. Leuilliot : J’ai une bibliographie des publications de Guillemin, établie par lui, écrite de sa main. Je la mets à votre disposition. Mais quand il publie, on ne sait jamais très bien de quoi il s’agit.

J. Seebacher : La lecture de Journet et Robert est virtuose, avec parfois des erreurs patentes : il faut toujours aller vérifier aux manuscrits.

G. Rosa : Ce qui n’est pas facile. J’ai regardé la bobine d’un manuscrit intitulé Paris- copeaux utiles. Epouvantable. Des dizaines de bouts de papier, écrits dans tous les sens, souvent de cette écriture rapide, qui est pratiquement illisible.

J. Seebacher : « Copeaux utiles » est de la main de Hugo ; la notation est fréquente.

J. Cassier : Il y a une multitude de chemises, avec une quantité de choses à retenir : d’où les notations « à relire », « à détruire », etc.

P. Georgel : Autant qu’il m’en souvienne, les éditions de Journet et Robert et même celle de Massin ne partent pas des manuscrits, mais de l’édition de l’Imprimerie nationale. Le point de départ des relevés doit donc être cette édition, à laquelle s’ajoutent les éditions plus récentes, dont il faut spécifier la date.

J. Cassier : L’I.N. est la première de mes colonnes de droite.

C. Millet : C’est très impressionnant.

J. Cassier : J’ai répertorié presque tout ce qui a été publié, soit 4 à 5 000 pages. Mais que faire de ce tableau ? Soit on le met dans l’état sur le site, mais il ne présente qu’un intérêt limité. Soit on essaye d’établir une véritable édition critique à partir de ce relevé.

P. Georgel : L’un n’empêche pas l’autre.

J. Cassier : J’ai peur que l’un ne retarde l’autre.

G. Rosa : La mise en ligne présente des difficultés techniques : d’une part, il faut lier les deux tableaux, les textes et les données d’identification, d’autre part les données de grande longueur (« champs blob dans la langue spéciale) ne sont pas aisément manipulables. C’est pourtant indispensable : le tableau des identifications est un tableau Excel, les textes sont en word : rien de tout cela n’est publiable tel quel sur le web; la lecture des fichiers demande qu’on en dispose matériellement et qu’on dispose aussi des logiciels qui les ont écrits.

P. Georgel : C’est un jeu d’enfant de transformer un tableau Excel en base de données, grâce au logiciel Filemaker. Il coûte peu cher et la conversion est minimale. C’est la solution pour rendre ce travail formidable d’une consultation facile.

G. Rosa : Ce n’est pas si simple que cela si l’on veut lier le tableau et les textes, qui actuellement esistent séparément.

P. Georgel : Ne peut-on pas faire du texte un champ de la base de données ?

G. Rosa : Bien sûr, mais dans les limites d’un certain nombre de caractères (4 000 en Unicode, 8 000 en ASCII) : la plupart des textes ne dépassent pas ces limites mais il suffit qu’il y en ait quelques uns pour tout empêcher. Sans compter que les champs de base de données ordinaires ne conservent pas la mise en forme (disposition, italiques, etc.).

Ce que j’ai essayé (conversion du tableau des références en table de base de données à laquelle on intègre les textes dans un champ « blob » après avoir converti le format Word en html) fonctionne, mais les corrections ultérieures deviennent assez malcommodes.

Dans un premier temps, on peut publier tels quels les textes des manuscrits de Jacques Cassier et le tableau transformé en base de données : c’est simple. La concaténation des textes et du tableau, à mon avis, ne devrait pas être faite avant la vérification très soigneuse des textes, pour la raison que j’ai dite.

J. Cassier : Oui, c’est un exercice nécessaire. J’ai vérifié sur six ou sept manuscrits : il y a de très nombreuses erreurs. Quand on dispose d’une seule source, c’est beaucoup plus facile. Mais quand il y en a deux, par exemple Bouvet et Massin, on est dans l’incertitude. Il est difficile de situer les fragments dans tel ou tel folio. Il faut commencer par la classification des fragments avant de passer à leur lecture.

G. Rosa : De toute manière, il me semble impossible de conserver l’intégralité du travail de M. Cassier qui procède fragment par fragment. Le manuscrit des Feuilles paginées, que M. Cassier m’a confié pour que j’essaie de voir ce qui était faisable, compte une centaine de folios mais dix fois plus de fragments. Pour intégrer les textes à la base générale, les manipulations par folio sont encore possibles, elles seraient dix fois plus lourdes s’il fallait procéder par fragment –sans compter que, comme quantité d’informations se répètent (la mise en forme html essentiellement), la base deviendrait vite disproportionnée.

J. Cassier : L’unité intéressante, pertinente, est le folio, qui présente un numéro de cote et un papier. La distinction, sur un même folio, du fragment n’a, souvent, rien d’objectif : un trait sépare ordinairement un fragment d’un autre, mais, dans nombre de cas, le trait est très court, le texte semble se suivre, de sorte qu’on se demande si l’on a affaire à plusieurs développements d’un même « texte », donc à un seul fragment,  ou à des « textes » différents. Inversement, il arrive qu’en marge d’un fragment –ou d’un texte à proprement parler, un poème en particulier- se trouve un fragment d’une autre écriture : on est en présence du même folio mais de deux textes.

V. Wallez : Sur un seul folio, on peut également trouver des fragments de poésie, de roman, de théâtre : les genres se mélangent. Doit-on alors segmenter le folio en autant de fragments ? Et est-on face à deux fragments si l’un a été modifié ou complété sur la même page ?

J. Cassier : C’est pourquoi il faut bien distinguer les écritures.

C. Millet : Je vois que dans l’édition Journet (« Bouquins ») du manuscrit 13416, les folios ne se suivent pas : pourquoi ?

J. Cassier : Parce que des folios ont été sautés : ils ne sont pas publiés parce que ce sont probablement des ébauches qui se retrouvent ailleurs. Les seules publications vraiment complètes des Fragments sont celles des Contributions aux études sur V. Hugo.

B. Leuilliot : Il faut s’entendre sur ce qu’on appelle « fragment » : est-ce ce qui est en marge du manuscrit ? Et qu’est-ce qu’un manuscrit ? Comment distinguer, parfois, un fragment et un poème ? Car les Reliquats, formés et publiés par les exécuteurs testamentaires, sont très artificiels.

J. Cassier : C’est pour cela qu’il faut tout reprendre : par exemple, dans le reliquat de William Shakespeare, on trouve des morceaux des Misérables.

B. Leuilliot : C’est là qu’interviennent les cotes du notaire. Elles n’aboutissent pourtant pas à la perfection. A la mort de Hugo, le classement de ses papiers était très inégal.

G. Rosa : Dans certains cas, il était parfaitement pertinent.

J. Cassier : Oui. Certaines cotes forment un tout, d’autres non. Hugo n’était pas le seul à manipuler ses papiers ; on sait que son secrétaire, Lesclide, intervient dans leur rangement –ou leur désordre.

B. Leuilliot : Il faut prévoir de continuer l’édition des fragments par cote : j’avais pensé pouvoir le faire à partir des dossiers de Journet et Robert.

G. Rosa : Ce tableau permet de le faire. Et c’est là qu’il est intéressant d’avoir accès aux textes.

J. Cassier : L’ambition de ce système est de retrouver le paradis perdu… Dans certains cas, il est bel et bien perdu : beaucoup de fragments sont sans cote, sans doute à la suite de découpages aux ciseaux par les exécuteurs testamentaires.

V. Wallez : Le système d’incipit ne permettrait-il pas d’interroger les textes ?

J. Cassier : Bien sûr.

La méthode la meilleure, si on veut publier les fragments, est de reproduire les folios tels quels, dans leur intégralité : Massin par exemple ne les a pas publiés intégralement parce qu’il a considéré que certains étaient insignifiants.

P. Georgel : Je voudrais en venir à la question de la communication, souhaitable, de ce travail. Il faut poursuivre en partant des manuscrits : le projet d’une nouvelle édition, systématique, complète, partant de la source, est un idéal que nous pouvons nous fixer. Ce travail de débroussaillage est formidable : il faut pouvoir y accéder. Son utilité est immédiate : à vous, M. Cassier, de décider, même si, comme vous le dites, ce travail est en cours.

J. Cassier : J’ai beaucoup de scrupules : ce travail est encore très imparfait, à cause en particulier des erreurs dues à la numérisation. Mais je tiens à votre disposition des copies sur disquette de tel ou tel fichier des manuscrits –quand il tient sur une disquette.

P. Georgel : Merci d’avance. Je reviens sur ce que disait Vincent Wallez : ne peut-on pas intégrer le texte à partir des incipit ? Je crois que pour l’édition « Bouquins » de Choses vues, le fragment concerné était repéré par l’initiale du premier mot, par la page de l’édition imprimée et par la cote du manuscrit (pas par la cote Gâtine, hélas). Ne peut-on pas à plus forte raison faire apparaître les deux premières lignes du fragment ?

G. Rosa : Je ferais la même réponse que tout à l’heure. Transformer le tableau en base de données, en y intégrant le texte, est faisable mais cette manipulation pose de nombreux problèmes techniques avant et, surtout, après en raison de la difficulté d’effectuer des corrections.  Je ne parle pas des précautions à prendre pour que n’importe qui ne puisse pas, par le web, écrire n’importe quoi : la question du droit d’accès est facile à régler et cela a déjà été fait pour la chronologie et pour la bibliographie.

Et, en réponse à certains étonnements, G. Rosa rappelle qu’il suffit de lui demander un mot de passe pour pouvoir effectuer, sur la chronologie comme sur la bibliographie, ajouts et modifications, directement sur le web.

V. Wallez : J’ai réalisé, pour les fragments dramatiques, une base de données informatisée. J’ai créé un fichier par fragment (il y en a environ 3200) en précisant l’incipit, le nombre de personnages, les noms propres. C’était utile pour faire des regroupements, car les fragments apparaissent dans des éditions éparpillées.

G. Rosa : Un des intérêts d’une édition électronique –outre les mises en ordre ad libitum est l’interrogation. Dans les seules Feuilles paginées on obtient une bonne quinzaine de réponses pour « Napoléon », une pour « Jésus », aucune pour « Christ ».

B. Leuilliot : En vous écoutant, je me suis souvenu de la visite, racontée dans ses Mémoires, rendue par Roger Martin du Gard à Georges Duhamel, qu’il pensait être un grand écrivain. Il en avait déçu: Duhamel n’avait pas de corbeille à papier et ne pouvait donc pas être un grand écrivain. Pour nous, la corbeille à papier de Victor Hugo n’est jamais assez grande. Elle est à l’origine de beaucoup de tracas -et de beaucoup de plaisir.


Communication de Yvette Parent : L'argot dans Le Dernier Jour d'un condamné (voir texte joint)


 

Discussion

J. Seebacher : Je suis d’accord avec vous sur la mystification : on trouve dans ce texte, dont on ne peut pas dire qu’il est un roman, toutes sortes de constructions abandonnées et rafistolées. On se demande, comme l’éditeur à l’époque, qui était la victime. C’est là qu’est le secret, le ressort du caractère provocateur de ce texte. Il ne s’agit pas d’une critique sociale, mais d’un jeu sur le moi. Quel est le crime du condamné ? Le parricide, parce que le seul des fantômes à ne pas lui montrer le poing est un parricide ? Rien n’est moins sûr : on coupait le poing aux parricides avant de les mettre à mort. Dans le texte, sauf erreur, à propos de la victime, apparaît cette exclamation : « L’autre ! ». L’autre, c’est celui qu’il a tué. Pour un homme marié, l’autre, c’est nécessairement celui dont on est jaloux. Il est donc vraisemblable qu’il s’agisse d’un crime passionnel. Ce roman constitue par ailleurs une des sources les plus évidentes de L’Etranger de Camus et de toute une part de la littérature de Jean Genet.

Ces questions d’échange de mots, d’habits, de classe renvoient à la question de l’identification. Le condamné est manifestement un bourgeois, un homme qui a des habitudes de propreté, de l’éducation, et que sa condamnation assimile aux galériens, aux hommes des bas-fonds. Ce texte constitue la mise en péril du statut de tout lecteur, de tout écrivain. C’est le système général de « je suis celui-là », et celui-là est celui qu’il ne faut pas être. Ce texte repose sur la mise en déroute de toute notion de sujet, de toute identification (de la victime et du type de crime).Ce coup de génie, cette mise en scène narrative qui refuse toute narration, est le tourbillon qui déclenche toute la création romanesque de Victor Hugo. L’écriture du Dernier jour d’un condamné est connexe avec celle de Notre-Dame de Paris : elle vient même interrompre les recherches commencées par Hugo pour un ouvrage romanesque à la Walter Scott.

Y. Parent : Je suis parfaitement d’accord. L’argot sert au condamné à se perdre davantage, en se retrouvant misérable. Massin avait suggéré là une attitude christique : un abandon progressif de sa personnalité de bourgeois. Je ne crois pas à cette tonalité religieuse, mais la structure demeure sans elle.

J. Seebacher : Je n’ai pas voulu dire que Hugo se rendait compte du bourgeois qu’il était en train de devenir. Ce qui se passe là est tout ce qui va prendre son ampleur dans Notre-Dame de Paris : il suffit de se souvenir de la masse d’argot dans et autour de la Cour des Miracles.

Y. Parent : Précisément pas. Il y a là un problème : quelques très rares mots d’argot ou de langue populaire apparaissent dans la présentation de la Cour des miracles que Trouillefou fait à Gringoire, mais hors de là Trouillefou ne parle pas argot et les autres truands non plus.

J. Seebacher : Dans Notre-Dame de Paris apparaît le « royaume d’argot ». Ce roman doit être regardé comme fonctionnant sur un principe de mystification, de brouillage, avec une intrigue qui se retourne : semblant bien-pensante, en réalité critique. C’est moins visible dans Notre-Dame de Paris, roman romantique et archéologique, mais cela apparaît déjà dans Le Dernier jour d‘un condamné. Javert vient probablement de là.

G. Rosa : Qu’est-ce que Hugo sait des étymologies de l’argot ? Les dictionnaires que vous citez donnent-ils les étymologies ?

Y. Parent : Oui.

G. Rosa : Donc, Hugo les connaît ?

Y. Parent : Apparemment ; il y a aussi les ouvrages de Nodier. Cependant, entre Le Dernier Jour et Les Misérables Hugo semble avoir oublié tout ce qu’il savait –ce qui serait bien étonnant. Car Calvet, dans son ouvrage sur l’argot, précise que dans Les Misérables, sur vingt mots d’argot, dont Hugo donne l’étymologie, deux sont véritables : les autres semblent avoir été inventés par Hugo, étymologie comprise. C’est un sujet qui demande recherche. On n’a aucun renseignement, à part des indications biographiques : Hugo a vu des condamnés, leur a parlé, etc. C’est un domaine où il y a une censure terrible, même si c’est vrai qu’à l’époque le goût pour l’argot, lié au goût du sensationnel, est vif : on veut confondre l’argot avec le langage populaire. Mais au début du XIXème siècle c’est une langue criminelle : selon Calvet, 60% des mots d’argot concernent le métier de voleur.

J. Seebacher : Les dictionnaires d’argot de cette époque sont en réalité des dictionnaires de langue populaire. Certains mots d’argot apparaissent, mais ils ne sont plus en usage.

Mme Acher me donne la référence exacte de l’allusion à « l’autre » : chapitre 34 du Dernier jour d’un condamné :

« Ma belle enfance ! ma belle jeunesse ! étoffe dorée dont l’extrémité est sanglante. Entre alors et aujourd’hui il y a une rivière de sang ; le sang de l’autre et le mien. » Ce roman est le roman du non-même : je ne suis pas moi.

J. Acher : C’est peut-être son frère ?

J. Seebacher : Ce qui importe, c’est le sujet.

G. Rosa : Yvette Parent, j’ai été embarrassé, dans votre conclusion, par l’idée d’une assimilation, langagière en particulier, du condamné au monde des criminels et de l’argot. Il m’avait semblé que, dans Les Misérables, Hugo allait à l’encontre de la tendance, observée par tous les historiens de la chose, qui est l’assimilation de l’argot à la langue commune : de manière continue, tout au long du siècle, l’argot perd son statut de langue du crime –langue « contre-sociale »- et entre dans la langue via la langue populaire, puis familière au point que l’article « Argot » du Larousse du XIXème siècle donne un long dialogue fictif émaillé d’argot entre deux jeunes gens de très bonne famille.

Y. Parent : Rien de tel en 1828.

G. Rosa : C’est vrai. Mais, dans Les Misérables, Hugo donne une description et une analyse de l’argot qui ne correspondent déjà plus à la réalité de l’argot de l’époque, en voie de passer dans la langue populaire. Cette réduction de la différence linguistique, qui est une tendance du siècle, Hugo s’y oppose. Pour des raisons idéologiques et morales : elle est fallacieuse, revient à ignorer la réalité de la misère et à suggérer que les misérables sont, comme tout le monde, un élément du tout social –conduite assimilatrice qui est, par exemple, celle de Balzac dans Splendeurs et misères des courtisanes.

G. Rosa, se rendant compte qu’Yvette Parent a d’avance répondu à l’objection : ...à moins, évidemment, qu’il ne s’agisse pas, pour le condamné, d’une assimilation, mais d’un basculement, le même que celui qui le tue.

Y. Parent : Effectivement, c’est ce que je voulais dire.

G. Rosa : Par ailleurs, vous suggérez que Hugo serait l’auteur des fautes dans la copie de la chanson. N’a-t-il pas pu recopier un manuscrit lui-même fautif ? Dernière question, de quelle main est le texte du fac-similé ?

J.-M. Hovasse : Je pensais que c’était Vidocq.

Y. Parent : L’édition de Jacques Seebacher dit que c’est Hugo qui a écrit les deux vers de la main du condamné.

J. Seebacher : Oui. Ces deux lignes sont de la même main que celle qui annote.

G. Rosa : Je parle du reste de la feuille. D’ailleurs où est-elle ? Présente-t-elle l’aspect que décrit le texte ? Est-elle jointe au manuscrit ?

Y. Parent : Elle n’y est pas.

G. Rosa : Mais à partir de quoi le fac-similé a-t-il été fait ? C’est préoccupant.

B. Leuilliot : Elle est sans doute restée à l’imprimerie. Il est vrai que le manuscrit, lui, en est revenu.

M. Roman : Pour abonder dans le sens de la communication et des remarques de Jacques Seebacher, Le Dernier Jour d’un condamné ne prive pas sans raison le lecteur du récit du crime et de la biographie du criminel. Le roman offre toute une série de biographies de criminels, dont l’histoire du friauche et celle des paroles de la chanson en argot. Celle du condamné aurait dû être écrite en argot. Elle manque donc.

G. Rosa : Comme la feuille de la chanson dans le manuscrit –et la tête du condamné.

J. Seebacher : C’est un roman à trous.

 Sandrine Raffin


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