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Séance du 12 mars 2005

Présents : Guy Rosa, Jacques Seebacher, Annie Ubersfeld, Bernard Leuilliot, Yvette Parent, Marguerite Delavalse, Nana Ishibashi, Denis Sellem, Colette Gryner, Brigitte Buffard-Moret, Chantal Brière, Stéphane Mahuet, Josette Acher, Florence Naugrette, Bernard Le Drezen, Sylviane Robardey-Eppstein, Olivier Decroix, Vincent Wallez, Jean-Marc Hovasse, David Charles, Hiroko Kazumori, Jeanne-Marie Trigian, Claude Millet, Judith Wulf, Sylvie Vielledent.


Léonie.

La dernière séance du Groupe Hugo avait été l'occasion d'une discussion à propos du livre de Françoise Lapeyre, Léonie d'Aunet, l'amour secret de Victor Hugo. Il avait été question, mais très brièvement, des aspects juridiques du « flagrant délit ». Guy Rosa communique le résultat de son examen des Codes civil, pénal et de procédure pénale en vigueur à cette date.

 

Pour toute l'affaire de l'emprisonnement et du couvent, les incertitudes semblent tenir à une erreur de la source commune, Guimbaud, qui manifestement ignore la différence entre le pénal et le civil,  d'ailleurs atténuée dans le cas particulier de l'adultère.

Depuis Napoléon le code pénal fait de l'adultère de l'épouse un délit, puni de prison (3 mois à deux ans); à ce titre, il peut donner lieu, selon la décision du parquet -et/ou du juge d'instruction- à des poursuites, un procès en correctionnelle, une condamnation. C'est là que joue, pour ce qui concerne Hugo, la "complicité de délit d'adultère", punie de la même manière que le délit lui-même, comme toute complicité, et même un peu plus (amende pour le monsieur, qu'il soit ou non marié, en sus de la prison). Les règles sont pour le reste les mêmes qu'en toute autre manière pénale, à ceci près que seul le mari peut porter plainte et qu'une fois la condamnation prononcée, il "reste maître d'arrêter l'effet de cette condamnation en consentant à reprendre sa femme."

Toute autre est la séparation pour adultère, procédure civile réglant un litige entre particuliers. La séparation est ce qui reste du code civil de 1803, une fois le divorce supprimé en 1816. La législation du divorce était très précise et complète (art. 229-305); celle de la séparation était conçue comme identique, sauf l'impossibilité du remariage, et y renvoie donc pour le cas général de la séparation par consentement mutuel (306-307). Après 1816, cette forme de séparation tombe en même temps que le divorce correspondant. Ne restent que trois motifs de séparation : l'adultère, les injures et sévices, la condamnation à une peine infamante. Deux articles seulement sont consacrés à la séparation pour cause d'adultère. Ils prévoient que la femme contre laquelle une séparation sera prononcée pour ce motif sera condamnée par le même jugement, sur réquisitions du ministère public, "à la réclusion dans une maison de correction pendant un temps déterminé" allant de 3 mois à deux ans et que le mari restera le maître d'arrêter l'effet de cette condamnation en consentant à reprendre sa femme. Le Grand Larousse analyse longuement les infractions aux principes du droit contenues dans ces dispositions; elles s'expliquent par la double impossibilité, pour la justice, de laisser tout à fait impuni un délit d'adultère établi dans un procès au civil, mais aussi de prononcer des peines de prison qui relèvent de la correctionnelle (de là cette "réclusion dans une maison de correction" qui ne signifie pas grand chose).

 

Il est tout à fait certain que Léonie n'a jamais été condamnée pour adultère ; elle ne pouvait l'être qu'en correctionnelle, dans un procès retentissant et Hugo aurait nécessairement été également mis en accusation comme complice, auprès de la Chambre des Pairs puisque l'article 29 de la Charte dispose :  "Aucun pair ne peut être arrêté que de l'autorité de la chambre, et jugé que par elle en matière criminelle." Cette affaire-là a été enterrée très vite, apparemment après retrait de la plainte -et de la constitution de partie civile- de Biard ; c'était la condition pour qu'elle le fût. Outre que Léonie n'a pas été condamnée au pénal, son passage en prison, au titre du flagrant délit, a dû être très bref : le code d'instruction criminel de l'époque, féroce pour les vagabonds, récidivistes, etc. est très respectueux de la liberté des personnes "domiciliées" lorsque la peine encourue n'est ni afflictive ni infamante. Certes le mandat de dépôt  ou d'arrêt existe mais entouré de précautions et la liberté sous caution existe aussi. S'agissant d'un délit dont un Pair était complice, il est peu vraisemblable que Léonie ait passé en prison plus de quelques jours -plus vraisemblablement, de quelques heures, le temps qu'elle soit interrogée par le juge d'instruction (c'est lui qui a le pouvoir de délivrer le mandat d'arrêt mais il peut se contenter de la comparution -immédiate en cas de flagrant délit). Est-on même allé jusque là? ce n'est pas certain : une fois l'instruction engagée et des pièces établies, il n'était pas aisé de la clore par un non lieu. D'ailleurs, personne n'a jamais parlé de non-lieu. C'était déjà une sérieuse infraction à la loi que de ne pas poursuivre du tout car, en matière de flagrant délit constaté par procès-verbal, la loi est prescriptive (au point que l'étape du passage par le procureur du roi peut être sautée et le juge d'instruction se saisir lui-même si c'est à lui que le commissaire communique son procès-verbal).

 En tout cas, on voit mal comment, sauf détention arbitraire, Léonie aurait pu être incarcérée dans le cadre d'une procédure pénale au-delà du 10 juillet, date à laquelle la presse annonce que le procès en Cour des Pairs n'aura pas lieu, ni donc non plus le procès de Léonie en correctionnelle, parce que "les choses se sont arrangées".

Quant à la substitution d'un couvent à la prison, il n'y en a pas trace dans le code pénal de l'époque.

 

Reste le procès en séparation intenté par son marie à Léonie et jugé le 14 août 1845. C'est à l'occasion de ce procès que Hugo écrit, par deux fois, à la sour du rédacteur en chef du journal légitimiste La Quotidienne pour souhaiter que ce journal observe la même discrétion que toutes les parties concernées.

 Léonie a-t-elle été condamnée, dans ce procès civil, à cette "maison de correction"? ce n'est pas exclu. Quoique l'aveu du défendeur dans de tels cas ne fût pas retenu comme preuve (ce dont Larousse s'indigne), il me semble probable que beaucoup de séparations d'un commun accord adoptaient cette voie plutôt que les "injures et sévices", plus indignes encore. C'était tourner la loi; dans le cas Biard, elle l'était de manière d'autant plus choquante que le flagrant délit avait donné à Biard l'occasion d'une plainte et d'une pleine application de la loi. De deux choses l'une: ou il était cocu ou il ne l'était pas, mais il pouvait difficilement refuser de l'être en correctionnelle et le revendiquer devant le tribunal de 1ère instance. Je ne serais donc pas surpris que pour punir les Biard de ce manque de respect pour la justice, les juges aient infligé à Mme Biard cette "réclusion". Elle n'avait rien de bien méchant (le couvent signalé par Mme Hamelin est plutôt snob); de toute manière, Biard pouvait en faire sortir Léonie quand il le voulait; et c'était plutôt lui qu'elle punissait que sa femme. La laisser dans son couvent, même doré, après s'être incliné devant la supériorité sociale de Hugo, c'était indigne; l'en sortir était risqué : il fallait éviter de s'exposer ensuite à une action intentée par Léonie à propos des autres conditions de la séparation (les juges auraient dit : "vous ne savez pas ce que vous voulez: vous faites surprendre votre femme en flagrant délit, vous renoncez ensuite à votre plainte, mais vous la faites condamner en séparation, puis vous la reprenez et annulez cette condamnation et maintenant vous la malmenez!")

Bref, Biard avait fait une boulette : ayant fait surprendre sa femme en flagrant délit, il aurait dû soit aller jusqu'au bout au pénal (ce qui ne devait pas être très à la mode dans son milieu) soit renoncer à toute poursuite. De là, je suppose, sa colère  -plus que par effet de la jalousie. La plaisanterie de Mme Hamelin, rapportée par tous les biographes sur la foi d'une seule correspondance, lui indique la voie pour s'en sortir de manière honorable.

Elle emploie la formule "commuer Lazare en Sacré-Coeur" et l'on s'est rué sur ce Saint-Lazare où les biographes ont illico enfermé Léonie. Sans aucune vraisemblance : Saint-Lazare est une prison et la législation n'est plus celle de l'Ancien Régime. On ne peut prendre la formule de Mme Hamelin qu'au figuré hyperbolique pour les deux lieux (la prison des putes commuée en demeure des cours ruisselant d'amour mystique et de sang sacrificiel!). Le 6 septembre, date de la lettre, Léonie est soit chez elle, soit au couvent des Augustines évoqué ensuite, mais ni à St-Lazare, ni au Sacré-Coeur.

Au reste, les relations ne sont pas si mauvaises entre les époux Biard : non seulement il « reprend son épouse » (pour la forme) afin de l'extraire de son couvent, mais Léonie reçoit une pension de François-Auguste dès le mois de juillet, alors que l'affaire n'est jugée qu'en août. Dans son livre, Françoise Lapeyre ne cache pas ce retour à une certaine entente dès octobre/novembre 1845.

 

Bref : pas de condamnation pour adultère ; pas de prison, sinon, à l'extrême rigueur, entre le 5 et le 10 juillet. Un procès en séparation, mais très vraisemblablement une séparation par consentement mutuel sous prétexte d'adultère ; avec cependant des juges qui, prenant mal cet arrangement, infligent une peine de couvent. Au final, Biard reprend sa femme, abrégeant ainsi le séjour de son épouse en « maison de correction ».

Inutile d'imaginer quoi que ce soit d'autre pour comprendre la conduite de Hugo. En s'épargnant la Haute Cour statuant en matière pénale, il avait également épargné la correctionnelle à Léonie. Les malheurs judiciaires de cette dernière n'ont tenu qu'à Biard. Ce qui n'innocente pas Hugo -en tout cas à ses propres yeux : il commence Les Misérables. Quant à éviter le scandale au procès d'août, on s'explique que les avocats des deux bords s'y soient employés; tout le monde y avait intérêt. Hugo évidemment, mais Léonie aussi qui ne pouvait qu'être plus sévèrement condamnée si les juges se voyaient contraints par la publicité donnée à l'affaire de lui appliquer la sévérité de la loi envers un adultère qui n'aurait plus rien eu de douteux pour personne; et même Biard : que gagnait-il à ce que l'inconséquence de sa conduite fut publique et que toute le monde sache qu'il se vengeait sur sa femme de son impuissance à atteindre Hugo? Mais sans doute d'abord le ministre de la Justice, voire le gouvernement : en toute légalité sinon en toute justice, Hugo et Léonie auraient dû être poursuivis, plainte de Biard ou non. Bien d'autres l'étaient, pas du même monde. Les deux oppositions, la royaliste surtout, pouvaient s'emparer de l'affaire; quelques années plus tard, au moment des Teste-Cubière-Praslin, elles l'auraient sûrement fait.

 

Claude Millet intervient alors :  Mais les auteurs qui ont parlé de ce genre d'affaires ne sont jamais allés jusqu'à évoquer ce genre de jugement...

Guy Rosa : Balzac en a fait la trame de La Cousine Bette. Et puis, il y a eu intervention du ministre de la justice (affirme la presse) auprès de la hiérarchie judiciaire ou de Biard pour qu'il retire sa plainte.

Bernard Leuilliot : De Louis-Philippe en personne ! Mais le pire, dans cette histoire, c'est l'influence sur la vie quotidienne des Hugo : ainsi Charles, devenu la risée de ses camarades de classe à Paris, va-t-il passer son bac à Rennes...

Guy Rosa : On se demande surtout pourquoi l'opposition ne s'est pas emparée de l'affaire... Il y avait là une belle occasion de discréditer le régime, sa justice aux ordres, ses élites corrompues, etc.

Jacques Seebacher : Il y a certainement eu transaction...

Guy Rosa : La presse de gauche pouvait difficilement se scandaliser : favorable au divorce (dont le rétablissement est voté 3 fois à la Chambre sous la Monarchie de Juillet et trois fois bloqué par les Pairs), défavorable aux condamnations pour adultère, elle ne pouvait invoquer contre le gouvernement une loi qu'elle désirait voir supprimée... C'est pourquoi Hugo écrit à La Quotidienne : le scandale ne pouvait venir que de la presse légitimiste.

Jacques Seebacher : Revenons quelques instants sur la question du couvent : Léonie Biard aurait été envoyée à Saint-Lazare. Quelle est la réputation d'un tel lieu ? Au XVIIIe siècle, on y flagelle les enfants-pas-sages, les vauriens. Je me demande si Fortunée Hamelin, dont seul un « racontar », comme vous le rappeliez, Guy, atteste du passage de Léonie au couvent, ne fait pas un jeu de mots : au lieu de flanquer une fessée à Léonie, on lui offre un sacré cour !

Guy Rosa : Le mot de prison, effectivement, n'est pas employé par la presse ; il ne l'est qu'indirectement par Mme Hamelin dans cette formule et, sans précision, par Lamartine dans une lettre ; mais il est peu au courant. Restent les hypothèses abominables : que Biard ne soit pas sans affinités avec Thénardier, le spécialiste du chantage. Biard, d'ailleurs, réussit mieux. Mais comme les époux Biard semblent renoncer très vite à leur querelle.

Informations

Publications et annonces

Guy Rosa annonce ensuite la publication du dernier opus d'A. Ubersfeld : Paul Claudel, poète du XX° siècle, chez Actes Sud. Il ne se rattache pas à Hugo seulement par le fait que Claudel a assisté à la reprise d'Hernani en 1878. Ce qui, peut-être, n'a pas été sans effet ; dans Le Partage de midi et Le Soulier de satin un  groupe de quatre personnages, tres para una, reproduit la cellule de base d'Hernani plaçant autour d'Elle le Légitime, le Puissant et l'Amant de cour.

 

Il rappelle, au plus grand plaisir des membres du groupe, qu'Annie sera faite Commandeur de l'Ordre des Arts et Lettres le 7 avril. Et, se souvenant des analyses fameuses d'Annie sur l'homme de pierre de Don Juan et sur ses nombreuses résurgences -en particulier chez Hugo-, il trouve que le destin a le bon goût de ne pas se départir, pour Annie, d'un certain humour.

 

Enfin, viennent aussi de paraître :

- Par Gérard Pouchain, avec une préface de Marie Hugo, une anthologie : Victor Hugo et Juliette Drouet, 50 ans de lettres d'amour (aux éditions Ouest-France ; à noter : une utile chronologie annuelle).

- Du Groupe Hugo (animé ici par Florence Naugrette et G. Rosa), Hugo et la langue chez Bréal, actes du colloque de Cerisy de 2002. Guy Rosa signale une « très belle » quatrième de couverture, Florence Naugrette, une « excellente » introduction.

 

Expositions et conférences

Plusieurs sont annoncées à la Maison Victor Hugo :

- conférence sur les femmes dans la vie de Victor Hugo (8 mars) ;

-dans le cadre du printemps des poètes : lectures de textes ;

-du 15 mars au 15 mai, (énième soupire Leuilliot) exposition de dessins de Victor Hugo

-à partir de juin, une exposition rendra hommage à Paul Meurice (Bravo ! s'écrie Leuilliot).

 

Errata

Bernard Leuilliot signale deux erreurs « factuelles » dans le compte rendu de la séance de janvier : Annie Ubersfeld était interviewée dans la revue Histoires Littéraires  publiée aux éditions du Lérot. Il mentionne également une étrange modification de titre : on attribue ainsi à Jean Schlumberger un Corneille invisible alors qu'il est l'auteur d'un Plaisir à Corneille, paru en 1936 aux éditions Gallimard, qui fut en son temps la bible des hypokhâgneux et des khâgneux.

 

De son côté Florence Naugrette rappelle, au sujet de la répartition du répertoire parisien dans les salles provinciales, que dans les villes qui possédaient deux théâtres, l'un donnait ce qui se jouait sur les grandes scènes parisiennes, à savoir, les scènes des théâtres subventionnés (comme la Comédie Française, l'Odéon, l'Opéra, l'Opéra Comique) ; l'autre, ce qui se jouait sur les scènes des théâtres secondaires de Paris.

Cela dit, les grandes pièces du répertoire n'amenant pas toujours un public nombreux, on voit les directeurs des grands théâtres réclamer le droit de pouvoir jouer le répertoire des scènes de second ordre.

Florence Naugrette conclut en disant que le pourcentage de créations locales représente une très faible proportion du répertoire.

Un exemple pittoresque de cette dernière pratique : Claude Millet raconte qu'à Lille, des pièces de Hugo sont adaptées pour le théâtre de marionnettes ; on en conserve le canevas, on traduit parfois le texte en flamand. Le public est constitué essentiellement d'ouvriers. Cette tradition est longtemps restée vivante.

 

Nerval et Hugo

Gérard de Nerval compositeur de Bug-Jargal ? Jacques Seebacher apporte quelques précisions sur une hypothèse émise entre autres par M. Bony. Voici les faits : certains passages du manuscrit de la seconde version de Bug-Jargal ont été marqués en marge par un point au crayon. Or, il se trouve que tous ces passages ont été composés par un certain « Gérard », ainsi que l'indique le tableau de correspondance des fascicules composés et des signatures des compositeurs établi par le prote.

Jacques Seebacher précise que Nerval a surtout collaboré, en tant qu'apprenti compositeur, à la composition de la seconde moitié du roman, sous la direction de M. Vallon, qui, lui avait travaillé à la composition de la première partie.

Ce qui a retenu l'attention des commentateurs, c'est bien entendu le mot « desdichado ». Le terme apparaît dans la chanson que chante Bug-Jargal, mais aussi dans la bouche d'Habibrah au moment où il glisse dans le gouffre. On a beaucoup discuté du sens de ce mot : signifie-t-il malheureux ou déshérité ? Vu la situation d'Habibrah, ce serait plutôt quelque chose comme : déchu. Or, il se trouve que sur le manuscrit, ce passage n'est pas pointé.

 

Voici ceux qui, en revanche, le sont :

« Je le voyais remuer avec des fourches, l'igname, les bananes, la patate, les pois, le coco, le maïs, le chou-caraïbe, qu'ils appellent tayo, et une foule d'autres fruits indigènes. » (p. 630[1] )

« Il y a vingt-trois jours que Léogri fut pendu, me dit-il, Français, tu lui diras ce soir, de ma part, que tu as vécu vingt-quatre jours de plus que lui. » (p. 632)

« ... agir d'autant plus sur l'imagination des nègres qu'il agissait moins sur leurs maux. Aussi, tantôt il se bornait à toucher leurs blessures en faisant quelques signes mystiques ; d'autres fois, usant habituellement de ce reste d'anciennes superstitions qu'ils mêlaient à leur catholicisme de fraîche date, il mettait dans les plaies une petite pierre fétiche enveloppées de charpie et le malade attribuait à la pierre les bienfaisants effets de la charpie. » (p. 637 ; cf. p. 630 : « pierres fétiches enveloppées dans des compresses »)

« Une bouche béante et fanée, reprit l'obi, se retournant vers son auditoire, avec un accent malicieux et goguenard, et une attitude insipide, les bras pendants, et la main gauche tournée en dehors, sans qu'on en devine le motif, annoncent la stupidité naturelle, la nullité, le vide, une curiosité hébétée. » (p. 640)

« Les révélations de mon art se réalisent fidèlement, et les événements s'arrangent d'eux-mêmes pour exécuter jusqu'aux circonstances que nous ne pouvions concilier, la mort sur le champ de bataille, et l'échafaud ! » (p. 641)

« Heureux, dit Elézar Thaleb, celui qui porte tous ces signes ! Le destin est chargé de sa prospérité, et son étoile lui amènera le génie qui donne la gloire. » (p. 642)

« Indique-moi seulement où sont tes correspondants, tes dépôts ; mon armée a besoin de munitions. Tes plantations sont sans doute riches, ta maison de commerce doit être forte, puisque tu corresponds avec tous les négociants du monde. »

Jacques Seebacher conclut son intervention en ces termes : « Le travail de composition tel qu'il apparaît sur l'édition de Hugo montre qu'il s'agissait d'un bon atelier. A titre de comparaison, demandez, à la bibliothèque de la Maison Victor Hugo, le jeu d'épreuves corrigées de l'édition en trois volumes de 1829 : vous aurez alors une idée de la nullité professionnelle des compositeurs de cette édition. Ce n'est, en effet, pas le même atelier qu'en 1826... On trouve cinq à dix erreurs par page ! »

Excursus

Au chapitre des nullités, Jacques Seebacher tient à signaler la « faiblesse » et la « prétention » de l'article du Monde rendant compte des derniers travaux de Michel Onfray et de Régis Debray[2] . Il recommande en revanche chaudement la lecture du Traité d'Athéologie de Michel Onfray, écrit « dans la ligne de La Mettrie et de Feuerbach » et qui reprend le flambeau de « la militance matérialiste du XIXe siècle ». En ces heures de papaumanie bruyante, la lecture d'un pareil livre est en effet salutaire.

 


Communication de Brigitte Buffard-Moret : Hugo et le renouveau de la chanson poétique (voir texte joint)


Discussion

G. Rosa : Si je comprends bien votre propos, vous parvenez à la conclusion que Hugo n'écrit pas de chansons ; elle n'est pas pour lui une forme, mais une tonalité et son emploi concourt à la transgression et au bouleversement des formes - plutôt qu'à leur « mélange ».

La démonstration donne son plan à votre exposé : il y a de la chanson là où l'on n'en attendrait pas -dans les Odes-, moins qu'attendu ou pas comme attendu dans les Ballades ; en fait, il y en a partout, sauf dans Les Chansons des rues et des Bois. Pourtant, est-il arrivé que toutes les conditions et tous les éléments de la chanson aient été réunis ?

B. Buffard-Moret : Oui. Mais le plus souvent, seuls quelques éléments caractéristiques de la chanson apparaissent. Voyez un recueil comme Châtiments, qui regarde expressément du côté de la chanson politique ; il suffit, pour s'en persuader, outre d'en faire la lecture, de se reporter à la correspondance de Hugo avec Béranger. Dans Châtiments, les procédés dont usent habituellement les chansonniers foisonnent. En caricaturant, on dirait que Hugo veut faire son Béranger...

Ajoutons à cela la volonté d'introduire une tonalité plus légère, de créer un décalage de tonalité. Voyez l'exemple numéro 26 sur la feuille que je vous ai fait passer : le thème est sérieux, mais la forme poétique est celle de la chanson. Enfin, Hugo s'amuse, dans sa vieillesse, à revêtir l'habit du jeune et vert galant : voyez Les Chansons des rues et des bois.

G. Rosa : Allons jusqu'au bout de votre thèse : faire des anthologies de chansons de Victor Hugo, c'est le remettre dans le rang et aller contre sa poétique.

B. Buffard-Moret : Oui. Il faut toujours mettre en rapport les poèmes-chansons avec les poèmes qui les entourent...

Y. Parent : Distinguons les chansons diégétiques de celles qui ne le sont pas. Hugo brouille les genres, soit. J'ai ainsi entendu dire que, dans Odes et Ballades, Hugo réunissait les genres, marquant de cette manière qu'il en refusait la distinction toute classique. Cependant, il a publié un recueil intitulé Chansons des rues et des bois... dans lequel on ne trouve peut-être pas tous les procédés de la chanson, mais beaucoup et qui s'intitule bien de son nom ! Bref, d'un côté des chansons éparpillées dans divers recueils, mais de l'autre, un recueil qui en porte le titre. Il n'en présente peut-être pas tous les traits spécifiques, mais l'essentiel de sa pensée y correspond : refus du style noble, adoption d'un style dit « familier » ou « bas ».

G. Rosa : Mme Buffard-Moret chasse la chanson par la porte ; tu la réintroduis par la fenêtre.

Y. Parent : Non. Je veux bien qu'il y ait des chansons et des poèmes avec des procédés de chanson ; mais dans Les Chansons des rues et des bois il en va autrement et il n'y a là que des chansons, avec strophes, rimes plates, titre. Et pas un seul alexandrin !

B. Buffard-Moret : Pas de rimes plates ; elles sont toutes croisées. Quant à l'absence d'alexandrin, elle n'est pas spécifique à la chanson : dans Les Chansons des rues et des bois Hugo reprend à son compte le pari d'Emaux et Camées. Le vers le plus long y est le décasyllabe en 5/5.

Y. Parent : Les procédés de la chanson sont là pour casser la séparation des genres et le style noble. Et dans Les Chansons des rues et des bois, Hugo fait la synthèse de tout cela.

G. Rosa : .. Et fait enfin un recueil de vraies chanson ; tu ne veux pas en démordre.

 

J. Seebacher : Une question à propos de la chanson de Quasimodo : vous parlez du vers de 9 syllabes (il y en a 5 dans l'extrait) : ne sont-ce pas des vers qui titillent la question de l'élision ?

B. Buffard-Moret : Je l'envisage dans une note. Cette chanson me pose problème : autant chez Laforgue l'apocope est fréquente, autant elle est inexistante chez Hugo [même dans le fragments dramatiques NDLR]. Là, on peut ne pas la marquer. Doit-on trancher ou non ? Sont-ce des octosyllabes ? Qu'on se pose la question était probablement voulu...

J. Seebacher : Tout dépend de ce qu'on veut en faire ! Le lire, le dire, et à qui ? La chanson de Quasimodo n'est-elle pas une sorte d'indication par laquelle Hugo pointe la capacité allusive du « e muet » en français ? Si t'en as l'air, tu n'as pas la chanson, si tu as la chanson, tu n'en as pas l'air... Il y aurait alors une ouverture vers le caractère populaire de la chanson : comment la monstruosité populaire, l'irrégularité du tordu Quasimodo et du vers manifestent tout un air, tout une musique sous-jacents à la chanson et posant la question de la mutité du peuple... Bref, il s'agirait d'une ouverture vicieuse vers la question du peuple.

A. Ubersfeld : « Mon père ainsi qu'ma mère/ N'avaient fille que moué... », voilà quelque chose que je chantais quand j'avais dix ans... Ce n'est pas une invention de Hugo ; du reste l'originale disait : « ... N'avaient d'fille que moué... » ; n'est-ce pas une manière de dire : « Je suis poète, mais je peux aussi parler et chanter comme le peuple » ?

C. Millet : Hugo recherche en effet la synthèse entre poésie savante et poésie populaire : il se saisit de la seconde pour briser la poésie classique afin d'écrire une poésie vraiment populaire : pour tous, et non liée à une région... L'enjeu, c'est le rapport entre le vers et la langue.

J. Seebacher (qui revient sur la chanson de Quasimodo) : D'autant que la règle n'est pas fixe, à l'intérieur du même poème : certains vers sont à apocoper, d'autres pas. Liberté est laissée de choisir : c'est la liberté de la chanson...

 

S. Robardey-Eppstein : Conclusion provocatrice : quelqu'un se souvient-il de l'endroit où Victor Hugo déclare refuser la mise en musique de la poésie parce que la musique est un art incomplet et la poésie un art complet ?

A. Laster : Ne profitez pas de mon absence !

S. Robardey-Eppstein : Il faudrait recenser les poèmes ne portant pas le titre de « chanson », mais qui n'en ont pas moins été mis en musique...

B. Buffard-Moret : Ils sont nombreux, et beaucoup n'ont pas même un seul trait caractéristique de la chanson !

G. Rosa : Alors que la chanson de Quasimodo, elle, n'a jamais été mise en musique !

C. Millet : Rappelons qu'au début du XIXe siècle, le concept de « Renaissance » n'existe pas encore. Le XVIe siècle appartient encore, dans les esprits, au Moyen-Age. Il n'y a qu'à lire Sainte-Beuve ! A ses yeux, la poésie naît avec Malherbe. Ronsard, Du Bellay sont considérés comme archaïques.

V. Wallez : Alors pourquoi Hugo écrit-il que le musique date du XVIe siècle ?

B. Buffard-Moret : C'est peut-être qu'au XVIe siècle, les figures du musicien et du poète se dissocient et que chacune devient autonome ; c'est aussi à cette époque que naît la polyphonie. Bref, c'est au XVIe siècle que la musique apparaît telle que nous la connaissons aujourd'hui. Dans la chanson, à partir de cette époque, les musiciens empruntent leurs textes à droite et à gauche, coupent, simplifient et les poètes se contentent d'associer un « timbre » à leur texte.

 


[1] Les numéros de pages sont ceux de l'édition Massin (tome I des Oeuvres complètes).

[2] Michel Onfray, Traité d'athéologie, Physique de la métaphysique, chez Grasset ; Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », chez Fayard. L'article du Monde est celui de Patrick Kéchician, dans le numéro du 11 mars.

 

 Vincent Guérineau


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