A certaines morts on a du mal à croire. Il y a des hommes qui meurent plus que d’autres ; ils vivaient davantage et, pour la même raison, la mort, pour eux, est plus terrible.

Le chagrin de cette mort, je ne veux pas le dire et de toute manière ne le pourrais pas. Pas plus que je ne saurais dire les moments nombreux, longtemps, de vifs bonheurs de toutes sortes d’être avec lui, avec les siens au Petit-Jard dans ces journées ravissantes qu’il donnait avec les siens à leurs amis, ou pendant les séminaires, les réunions du Groupe Hugo, et dans les entretiens où il ne ménageait ni temps ni attention, ni son incomparable présence.

 

Jacques –on ne l’appelait pas ainsi entre nous ni non plus Jacques Seebacher, c’était Seebacher tout court, ou Seeb’s,  mieux encore « le Seeb’s » ou « le maître »– était un homme de la parole.

Son œuvre écrite est pourtant importante : la collection « Bouquins » des Œuvres complètes, l’édition de Notre-Dame de Paris dans La Pléiade ainsi qu’en Livre de Poche, celle des Chansons des rues et des bois (auxquelles personne n’a osé s’attaquer après lui), des Contemplations et des Châtiments, le Portefeuille romanesque de l’édition Massin, plusieurs présentations dans la même collection, le numéro spécial de L’Arc consacré à Hugo, les Actes du Colloque de Cerisy, quantité d’articles, dont les plus importants se trouvent dans Le Calcul des profondeurs. Car le choix n’eut rien de cornélien, lorsqu’il prit sa retraite, de réunir dans son volume d’hommage des travaux inédits de ses élèves et collègues ou les siens. Ceci pour Hugo, mais il y a aussi les  travaux sur Beaumarchais, Flaubert, Michelet… et les trois volumes de l’Esprit de l’Europe, dirigés par lui avec Antoine Compagnon.

Ces listes ne signifient pas grand chose. Plus personne ne lit Le rouet d’Omphale –« De sa massue au front tous ont l’empreinte horrible »– autrement que comme le portrait de l’auteur en Hercule, on n’imagine même pas qu’on ait jamais pu le lire d’une autre manière ; mais  personne non plus ne se souvient du lieu d’origine de cette évidence : une ou deux notes dans l’édition Cluny faite par Seebacher.

 

Par modestie –il avait conscience de sa valeur et n’en faisait pas mystère, mais ne la surévaluait pas, loin de là–, également par horreur de la satisfaction de soi et de la gloriole, par discipline intellectuelle aussi, il donnait à ses découvertes de chercheur des issues efficaces mais des retombées en notoriété personnelle plus que chichement mesurées : carrément négligées voire piétinées. Trois exemples.

Il y a sur les manuscrits de Hugo, à intervalles irréguliers de une à quatre ou cinq pages, de petits traits horizontaux, juste au bord du texte. J’ai cru comprendre que le mérite de l’invention de leur sens –Hugo trace ce trait à la fin de chaque jour de travail, complétant ainsi les dates semées de loin en loin– avait été disputé à Seebacher.  Il est vrai qu’il n’attendait pas la publication pour divulguer ses découvertes ; quoiqu’il en soit il fit de celle-ci le plus démonstratif usage pour la datation de la rédaction de Notre-Dame de Paris.

Autre chose. On connaissait les cotes portées par un certain maître Gâtine sur les manuscrits de Hugo et l’on ne savait trop qu’en faire : on soupçonnait seulement, sans preuve, qu’elles renvoyaient aux dossiers de Hugo trouvés à sa mort. Seebacher devina que, les manuscrits faisant partie du patrimoine, il devait en exister aussi quelque part un inventaire détaillé ; il le chercha dans les minutiers des notaires (il fallait être Seebacher pour savoir que cela existe ; il l’avait appris en étudiant les affaires de Beaumarchais), le trouva, le transcrivit et, au lieu de la publication retentissante à la R.H.L.F. ou de la communication foudroyante à l’Institut que cela méritait, car cet inventaire les dossiers faits par Hugo lui-même avec leurs titres autographes, le tapa à la machine, en fit un petit paquet d’exemplaires ronéotés et corrigés à la main, les distribua aux autres hugoliens et se contenta, pour toute publicité, d’en déposer un au bureau de la salle des manuscrits de la B.N. –où il devait être souvent demandé, puisque les bibliothécaires le donnaient instantanément, sans chercher.

On ignore aussi, généralement, que l’édition chronologique Massin n’aurait guère été matériellement possible –ni même concevable avec sérieux– si Seebacher n’avait depuis des années enregistré à la main sur des fiches toutes les dates qu’il rencontrait chemin faisant dans l’œuvre et dans la bibliographie hugoliennes. Ces milliers de fiches, quatre grandes boites, il les mit à la disposition de Jean Massin, qui venait chez lui les recopier. Je suppose qu’ils parlaient aussi. Ces conversations se sont perdues, pas les fiches, d’abord publiées dans la chronologie de l’édition Massin puis informatisées pour le site du Groupe Hugo. Les hugoliens s’en servent tous les jours –et même les non-hugoliens à voir le nombre– sans savoir quelle invraisemblable générosité leur a mis sous les yeux ce trésor.

 

Ce désintéressement n’était sans doute pas étranger à sa préférence pour la parole. La sienne, avec sa voix de violoncelle, était souveraine à tous les sens : comme un baume ou un remède, comme une autorité ou un pouvoir, comme une excellence ou un absolu. Cela aussi il le savait et en usait, –en abusait parfois, c’était sa seule coquetterie. Sans doute héritait-il d’une longue tradition oratoire aujourd’hui perdue qui entraînait à l’improvisation et interdisait la lecture d’un texte rédigé ; mais il y ajoutait un talent éblouissant. C’était merveille de l’entendre tenir trois heures de séminaire, sans notes et sans une phrase inachevée ou mal construite. C’était, je cite un auditeur, comme écouter un opéra. On en aurait oublié de prendre des notes. Et l’on aurait eu tort : la R.H.L.F. ayant eu vent d’une intervention, –cours ou séminaire, je ne me souviens plus–, sur la datation de la rédaction du Dernier Jour d’un condamné et lui en ayant demandé le texte, comme cela l’ennuyait de rédiger ce qu’il avait déjà dit et que je le déplorais, je n’eus qu’à transcrire mes notes pour mettre mes pas dans ceux des élèves de Michelet.

Qu’apprenait-on à l’écouter ? D’abord ce qu’il ne disait pas mais qui animait sa parole et lui donnait sa valeur exemplaire : la puissance du savoir, l’indépendance d’esprit, le courage –voire la témérité– de penser et celui non moins rare d’admirer. Et puis, indépendamment des objets particulier, une méthode, si l’on préfère une conduite envers les œuvres. Sa formation et le respect qu’il avait de ses maîtres, moins dicté je crois par l’adhésion à leurs principes que par sa gratitude envers l’école, faisaient de lui un partisan déclaré de l’histoire littéraire. A ceci près, il le savait parfaitement, que l’histoire littéraire, elle-même saucissonnée en disciplines, dissociait l’homme et l’œuvre et les démembrait tous deux –la forme, et le fond loin d’elle ; ici la biographie, là l’histoire des idées ; d’un côté les sentiments, la politique de l’autre et le sexe dans son coin ; les variantes sans commentaires et les commentaires sans tenir compte des variantes– tandis que lui, liant ce que l’histoire littéraire séparait, voyait et montrait une totalité –on dirait maintenant une structure si elle n’excluait l’auteur.

Du coup, tout s’engouffrait et les textes prenaient l’aspect de la vie même. Un de ses élèves, professeur lui aussi du genre charismatique, à qui je demandais ce qu’il pouvait bien raconter à ses étudiants pour les fanatiser de la sorte, me répondit avec tranquillité : « Ce que je leur dis ? Je fais comme Seebacher, je dis la vie. »

 

La vie, Seebacher la disait ; il la communiquait aussi. Aux personnes, car il était mieux que roboratif, vivifiant, mais aussi, plus encore peut-être, aux groupes, qui sont un peu moins et beaucoup plus que des institutions, quelque chose entre une bande, une famille et une église. Il y eut d’abord le groupe des agrégatifs et des professeurs de Caen ; j’ai connu moi le Groupe Hugo. Pierre Albouy et Jean Massin l’avaient préfiguré ; Seebacher le créa et le réunit, dès son arrivée à Paris 7 en 1975. C’était étrange : la composition était ultra-démocratique –de l’étudiant de maîtrise au titulaire de chaire et de l’amateur à Jean Massin–, le programme inexistant sinon qu’on parlait de Hugo, la configuration des séances informe –parfois un exposé en règle et souvent aucun mais des informations, suggestions, idées, des discussions, des polémiques. Seul le calendrier était strict –le matin du 3ème samedi de chaque mois–, et les rites étaient délicieux : déjeuner ensemble après la séance et souvent, quand il faisait beau, le Groupe Hugo siégeait au Petit-Jard. Ce fut pour moi, je ne suis pas le seul, plus qu’une expérience inoubliable : une vraie drogue ; j’étais accro au Groupe Hugo et ne m’en suis pas désintoxiqué. Ce fut surtout la grande époque des études hugoliennes : la quasi-totalité des travaux alors et longtemps après consacrés à Hugo et, quel qu’ait été leur directeur nominal, des thèses, en sont directement issus, couronnés et relancés par l’édition « Bouquins ».  Le centenaire de 1985 fut l’heure de gloire de Seebacher.

Ce n’était que justice au regard du passé, mais aussi de l’avenir. Je suis bien placé pour savoir –et personne ne me contredira– que si, près de vingt ans après le départ de Seebacher le Groupe Hugo vit encore, c’est de la vie qu’il lui avait insufflée et selon les principes non écrits qu’il avait inventés : l’accueil de tous et le droit égal à la parole, l’exigence intellectuelle et donc l’indifférence aux canons formels et aux intérêts de carrière, l’énergie de la pensée. Il faudrait y ajouter cette fraternité dont il avait le secret, mais dont il a laissé le modèle.

Quand ce n’était pas le Petit-Jard, le foyer de tout ceci était la bibliothèque : la « bibliothèque 19° » à la création et à l’enrichissement de laquelle il accorda beaucoup de temps, de passion, de force. Il ne croyait pas qu’on pût parler de livres sans en avoir autour de soi, en grand nombre, bien choisis, disponibles et prêts à être ouverts. Il avait raison et en a convaincu les responsables universitaires les plus réticents, les plus attachés à la séparation entre salles de cours et bibliothèques, à la disjonction de la parole et du livre. La bibliothèque, sa bibliothèque, récemment déplacée de Jussieu aux Grands Moulins, vient d’être inaugurée et tout naturellement, quoique ce soit triste aussi, elle porte son nom.

 

Un dernier mot : le maître était indomptable mais nullement inexorable, prestigieux mais pas lointain, tyrannique et libérateur.

 

Guy ROSA