SEEBACHER (Jacques), né le 10 avril 1930 à Mosnes (Indre-et-Loire), décédé le 14 avril 2008 à Paris. – Promotion 1951 l.

 

            Quelques dates : 1954 : agrégation des lettres. 1954-1955 : professeur au lycée Marceau de Chartres. 1955-1958 : service militaire comme instructeur à l’École d’application d’infanterie de Saint-Maixent. 1958-1959 : lycée de Chartres. 1959-1966 : assistant à la Sorbonne. 1966-1975 : chargé d’enseignement puis maître de conférences à l’université de Caen. 1975-1990 : professeur à l’université de Paris 7.

            Marié en 1953 à Jeanne Lessovoï (1934-2006). Trois enfants : Sylvie (1955), Nathalie (1957), Valérie (1960). Trois petits-enfants : Miguel, Adrien, Sara. Capitaine de réserve de l’infanterie. Chevalier de la Légion d’honneur (2003).

 

Jacques avait eu une enfance difficile, une jeunesse laborieuse, et son entrée à l’École coïncidait avec la période de son « stalinisme triomphal ». « Triomphal » est ici plus important que « stalinisme » : la reconquête de sa santé, ses études à Pasteur puis Louis-le-Grand avaient été dix ans de marche au succès. Et l’affichage, au mur de la thurne « un », du buste grandeur nature du « Conducteur des peuples » manifestait l’optimisme d’un jeune homme, viril, plein d’espoirs amoureux et d’appétit pour les idées, et fier d’être, parmi tant de normaliens bien nés, quasiment le seul vrai « fils du peuple ».

« Enfant de remplacement » d’une sœur enlevée par la tuberculose, envoyé lui-même en sanatorium à quatre ans, Jacques était le fils unique d’un père métallo et d’une mère concierge, déjà de gauche et « résistants ». Dans la cour du lycée Pasteur, il avait protégé les porteurs de l’étoile jaune et fait taire les antisémites. Il avait dû, aussi, contribuer aux revenus de la famille, apprenti maçon puis précepteur pendant les vacances d’été. Après avoir fêté la Libération de Paris, il était mûr pour de nouveaux affrontements. La guerre froide et celle de Corée le confirmèrent dans sa posture de « partisan de la paix ». Plus tard, il lui arriva d’admettre que cette paix n’était que la pax sovietica mais ce fut sans renier aucune des affirmations dont la vérité provisoire avait eu une fonction historique. Au reste, il s’est senti constamment libre à l’égard des directives du PCF, et se détacha de lui si progressivement et discrètement qu’aucun de ses amis n’a pu savoir quand il a cessé de renouveler sa carte (son épouse Jeanne, rencontrée dans les rangs du Parti, n’a sans doute jamais rendu la sienne). Il fut fidèle jusqu’au bout, dans ses analyses, au matérialisme historique, et solidaire, dans ses pratiques, des intérêts du prolétariat – son nom demeurera associé au dépôt à la bibliothèque de l’ENS des 1 145 pièces du Fonds Radi, documents significatifs du mouvement ouvrier.

Lui aurait-on cité un mot de Proust sur « les révolutionnaires autocrates et les anti-académies qui fondent des académies », qu’il aurait accepté cette caricature avec le sourire. Premier de la classe au lycée, excellent en latin, grec, allemand, il avait séduit ses professeurs, Daniel-Rops en histoire, Auguste Cornu en allemand, Philippe Van Tieghem en lettres, Burgelin en philosophie, et leur gardait son respect.

Assistant à la Sorbonne dans les années soixante, il vénérait son maître Pierre Moreau et jouait brillamment auprès des professeurs le rôle du jeune loup. Quand il contribua, en militant du SNESup, à la création du corps des « maîtres-assistants», il défiait courtoisement Marie-Jeanne Durry qui lui disait : « Ces emplois ne sont pas faits pour vous. Soyez de nos pairs ». Au fond, il l’entendait bien ainsi, il parlait déjà en maître, et quasiment de toute chose : « C’est lui le médecin !... » le plaisantait Jeanne, anesthésiste à la Salpêtrière et pionnière de l’analgésie péridurale en obstétrique.

Hostile à la forme traditionnelle de la thèse d’État, il lui préféra une soutenance sur travaux, que Pierre Albouy dirigea en 1972. Et l’institution le lui fit payer, ne lui accordant la « première classe » des professeurs qu’à la toute fin de sa carrière. Il n’en était pas moins attaché aux cadres que procurent une hiérarchie solide, une action dans les règles et une méritocratie jalousement défendue. Il n’avait pas été mécontent, durant son service militaire, de voir le commandant de Saint-Maixent semoncer les élèves-officiers qui lui étaient confiés, lesquels avaient cru bon de dénoncer comme communiste cet instructeur qui exigeait d’eux des dissertations en trois parties.

Révolutionnaire hiérarchique ? On le vit bien lorsqu’il débarqua à Caen en 1966 comme chargé d’enseignement (ainsi nommait-on ceux qui, sans avoir encore soutenu leur thèse, faisaient fonction de professeur). D’emblée, par la magie de ses phrases souvent provocatrices, par la rigueur de ses interprétations, par sa passion pour la puissance créatrice de Hugo et de quelques autres, il enthousiasma des étudiants un peu las des discours tièdes, et en scandalisa un bon nombre : ce communiste athée n’avait-il pas l’audace d’en savoir plus long sur la « querelle du Filioque » qu’un pilier de l’aumônerie ?

Vint 1968. Les étudiants semblaient un peu désorientés par l’ampleur de la protestation ; les enseignants étaient tentés de s’enfermer dans leur indignation, ou de retrouver leur âme d’adolescents révoltés. Il fallait quelqu’un qui soit capable à la fois de suggérer et de s’effacer, d’indiquer des voies et d’encourager les timides à choisir par eux-mêmes. On vit alors Jacques Seebacher remplir avec une parfaite sûreté ce qui devrait être la mission de tout enseignant : donner à ceux qui veulent apprendre, et qui seraient tentés de se soumettre, le goût de la véritable liberté ; montrer où sont les vraies contraintes de la réalité ; défaire les préjugés.

Cette indépendance d’esprit lui attira des haines : « Esclaves ! » disait-il parfois, entre ses dents. Et il discutait pied à pied, dans conseils et commissions, avec une grande maîtrise du jeu dialectique, la refonte d’un enseignement menacé par la sclérose – sachant bien que les « nouvelles méthodes » allaient créer, elles aussi, leurs conformismes.

Il montrait à qui voulait comment on lit la parole des grands, comment on dissout les commentaires figés, comment on pose les questions au lieu de répéter les leçons. Après son élection à Paris 7, chaque fois qu’il revenait à Caen, le grand amphi était plein. En moins de dix ans, il avait appris à des générations de disciples que le sens du réel n’existe pas sans le sens de l’improbable ; il leur avait communiqué son goût de l’inouï, sa préférence pour la lectio difficilior, son respect de tout texte, du document d’archive à « Ce que dit la bouche d’ombre ».

Nommé à Paris 7 en 1975 en remplacement de Pierre Albouy, il n’y fut pas bien accueilli. Plusieurs anciens assistants de la Sorbonne qui avaient éprouvé son ascendant redoutaient sans doute qu’il les dépossède de leur nouvelle autorité, le conflit entre « gauchistes » et « communistes » exacerbait les antagonismes. La souveraineté de l’Assemblée générale hérissait Jacques, alors même qu’il y observait la survivance de l’ancienne Assemblée de faculté, et l’effacement de la primauté des professeurs le froissait alors même qu’il y avait contribué par la création du corps des maîtres-assistants. Privé de leadership et de cours magistral – il n’y en avait pas dans l’UFR –, il renonça peu à peu à imposer ses vues et fit valoir ses droits à la retraite le jour même de ses 60 ans : « Ils m’ont empêché de donner ma mesure », murmura-t-il un jour. Sans acrimonie cependant, car il laissait derrière lui de grands succès. Comme délégué de la présidence aux bibliothèques, il avait réussi à dénouer, un vieux contentieux entre universités héritières de la Sorbonne et créé, en 1980, la Bibliothèque universitaire de lettres de Paris 7; au passage il y avait installé la « Bibliothèque du xixe siècle » qui porte maintenant son nom.

Jacques fut de la génération de ce groupe de pionniers qui ont « réinventé » Hugo. Arrivés à maturité dans les années 60, ils ont su  faire un seul mystère innombrable de tous ces Hugo simultanément dégagés, rebâtis, réinterprétés par chacun d’entre eux. Deux Œuvres complètes (l’une dirigée par Jean Massin, l’autre par lui) et la célébration de deux anniversaires (1985, 2002) ont dynamisé quatre décennies de travail. Des différents chantiers ouverts, celui de l’écriture romanesque revient à Jacques Seebacher, quoique son ingenium n’ait pas méconnu la poésie – on se servira longtemps de ses éditions des Contemplations (1964), des Chansons des rues et des bois (1966), et de Châtiments (1979).

Il nous a laissé une œuvre critique fidèle à l’ordre singulier qui était le sien, dérogatoire aux modes, opposante aux conventions – ouverte et libre. Rien ne lui était plus étranger que toutes les manières de « faire riche » avec pas grand’chose et carrière avec du déjà-dit. De là un certain divorce avec l’empire actuel du commentaire ; il pouvait donner l’impression que la fin lui semblait moins intéressante et moins nécessaire, pour le plaisir personnel et pour l’utilité publique, que la méthode; la conclusion moins que l’argument ; l’argument moins que la preuve ; la preuve moins que la traque. Et, du coup, le livre moins que l’article ; l’article, moins que la note ; la note moins que le matériau rassemblé pour la penser. Il acceptait sereinement qu’on jugeât réactionnaire sa conviction que les résultats acquis d’une science adossée aux réalités factuelles, matérielles et datées, indispensables au renouvellement des perspectives, constituent le plus indiscutable des legs. Car il s’agissait bien, in fine, d’accroître l’épaisseur des textes et des intertextes pour autoriser l’invention du sens ; l’œil de Jacques était double, l’un sur l’infime détail, et l’autre sur la totalité ; son esprit mariait les deux ordres dissonants de l’érudition historienne et de l’interprétation intrépide comme si un audacieux cavalier se fût extrait de quelque austère archiviste.

L’édition de texte fut l’espace naturel de cette ubiquité. Cela avait commencé par un sage « petit classique » consacré à Michelet (1956) et cela finirait par un Diable à Paris portatif (2004). Il faut savoir gré à la « Bibliothèque de la Pléiade » de s’être inclinée, pour Notre-Dame de Paris (1975), devant cette science explosive autant qu’explosée, qui déchiquetait de notes le continuum du texte, suscitant à la comète de l’œuvre une traîne de flamboiements informatifs et interprétatifs, de rapprochements inouïs, de sous-entendus éclatants, – toute une ébullition.

Le titre donné au seul livre que Jacques ait accepté de publier est le meilleur passeport, en définitive, pour ce qui a été son ambition de chercheur, en même temps que la raison de son admiration pour Hugo : le « calcul des profondeurs » (Victor Hugo ou le calcul de profondeurs, 1993). Encore n’est-ce pas un livre, mais, en vertu de son culte de l’inachevé, c’est-à-dire de l’historique, un recueil de son activité de savant.

Sa conception de la science était incompatible avec le monologue. Citant volontiers la célèbre paronomase « solitaire, solidaire », il fallait toujours qu’il fût avec ou contre, en tout cas engagé dans du collectif. Il aimait apporter sa pierre aux chantiers ; il fournit à celui des Œuvres complètes dirigées par Jean Massin (1967-1969) l’édition des fragments romanesques, plusieurs grandes études liminaires et, surtout, d’innombrables entrées de la chronologie jour à jour qui formait l’armature même de cette édition ; de même il versa ses lectures de Beaumarchais ou de Michelet à l’Histoire littéraire de la France des Editions sociales (1976-1977). Symétriquement, s’agissait-il de prendre la responsabilité d’une entreprise collective, il l’assumait en général en chef. Revues (L’Arc, 1974), colloques (Hugo le fabuleux, 1985), essais (L’Esprit de l’Europe, 1993, avec A. Compagnon), toujours il a choisi, promu, délégué entre les plus vaillants officiers, et partagé avec les plus simples soldats. Pilote des Œuvres complètes de la collection « Bouquins » dans leurs principes et leur réalité, il montra l’exemple par un volume entier (Roman I), et mit tout le monde au travail sous une autorité bien différente de ce que faisait attendre la puissance du personnage : une tutelle plus protectrice qu’injonctive et plus généreuse que sourcilleuse. Il garantissait la liberté de Hugo en donnant la leur à ses collaborateurs.

Si l’on ajoute à ce talent d’organisateur son aptitude à la vulgarisation, son aisance en tous milieux et son sens de la diplomatie, on comprend que Jacques ait su servir d’interface entre le collectif des savants et les ministres — ou autres acteurs des célébrations nationales. Ce rôle de passeur lui a valu la Légion d’honneur. Il ne regrettait pas qu’elle lui fût remise par un ministre de l’Enseignement scolaire, car il y avait un « hussard noir » de l’université républicaine au fond de ce pédagogue exceptionnel. La devise « Tout à tous » inscrite au frontispice de son édition monumentale proclamait l’ambition de servir le plus grand nombre – et la résurrection de Hugo dans la culture de masse et la transmission scolaire semble montrer que Jacques n’a pas manqué son coup.

Il l’a réussi, également, en formant tout au long de sa carrière des élèves propres à illustrer chacun un avatar de son talent protéiforme, ou en exerçant son influence sur de jeunes collègues qui allaient essaimer ensuite dans l’université ou l’édition. Tous l’appelaient « le maître ». L’un, qu’il forma au lycée de Chartres, a dirigé les Cahiers Gallimard et les Albums de la Pléiade. Un autre, fut à la tête de France-Culture. Bien d’autres ont transmis à leurs propres élèves les méthodes apprises de lui. D’autres encore se sont consacrés qui à conduire une équipe Cnrs de génétique littéraire, qui à diriger le service culturel du Musée d’Orsay, qui à enseigner à l’École selon son mot d’ordre « Philologie et interprétation », qui à diriger des départements littéraires à Paris, Lille, Dublin ou Kyoto…

L’enseignement de Jacques n’était magistral qu’aussi souvent qu’il le fallait pour montrer l’exemple, mais c’était alors un exemple si brillant qu’il en était inimitable : non seulement l’éclat de son discours devait quelque chose à sa beauté, aux inflexions de sa voix, à sa gestuelle mobilisatrice et à la force de sa mémoire, non seulement ses interprétations convoquaient tour à tour les ressources d’une immense culture, non seulement l’ordre de son discours pouvait fasciner – soit qu’il adopte la trajectoire d’une spirale, soit que le fil de la démonstration se fasse « funambulesque » (« il arrive, écrivait-il narquois, que le funambule ne s’écrase pas sur le pavé ») –, mais il parlait comme on écrit.

La barre placée si haut aurait fait peur si l’on n’avait pas ressenti que la difficulté se proportionnait à la confiance mise dans l’intelligence des auditeurs. Ils sortaient de son cours sans avoir tout compris mais heureux de se sentir, pour ainsi dire, plus intelligents. Lui-même ne soutenait-il pas que tout s’apprend, même l’intelligence ? Transposant dans sa pédagogie la haute idée du « compagnonnage » qu’il avait gardée de ses expériences ouvrières d’adolescent, il professait que toute pratique intellectuelle a ses gestes, qu’ils doivent être transmis avec autant d’exactitude et d’autorité que ceux de l’ébéniste ou du plâtrier, et que l’apprenti n’a pas à rougir de ses essais manqués. Il installait donc un esprit d’« atelier » dans ses séminaires, en invitant chacun à y présenter son travail et en en partageant volontiers la conduite avec les assistants ou maîtres-assistants qui lui succéderaient dans sa chaire ; ainsi naquit le Groupe interuniversitaire de travail sur Hugo, qui a reçu depuis une existence institutionnelle, non sans mélancolie.

Une telle pédagogie imposait à l’apprenti-chercheur d’accoucher de soi-même, aventure parfois d’autant plus douloureuse que notre Socrate pouvait se doubler d’un Pygmalion qui avait fait sienne l’opinion d’Alain selon laquelle « les défauts de l’esprit » reflètent des « défauts du caractère », et qui ne manquait pas de franchise. Le professeur se faisait volontiers éducateur, et la lisière s’estompait peu à peu qui sépare l’éducateur de l’ami.

L’amitié fut sans doute la plus vive passion de Jacques. Camarades datant de l’Ecole, étudiants de naguère et doctorants au travail, compagnons des combats divers, artisans des chantiers achevés et fraîches recrues pour les entreprises futures, francs-tireurs de chantiers parallèles, enfants et petits-enfants se mêlaient dans les fêtes que Jeanne et lui organisaient dans le jardin du Petit-Jard, près de Melun, quand l’été commençait – un vaste et beau jardin qu’il aimait cultiver selon les règles de l’art. Un cercle plus restreint s’assemblait tous les 31 décembre, avec une simplicité tout aristocratique, au 61 bis, rue Vasco de Gama.

Avant même sa retraite, Jacques avait fait retour aux terres de son enfance, dans le village de Mosnes, aux confins de la Touraine et du Blésois. Il y acquit une vieille maison avec un potager, proche de celle qui avait été celle de son bisaïeul, compagnon badois dont le tour de France s’était arrêté là dans les bras d’une Tourangelle, et dont il tenait son patronyme germanique. Il n’a pas eu le temps de voir fleurir les dernières jonquilles qu’il a plantées ; emporté par un cancer dont le progrès parut rapide en comparaison des rémissions et des rechutes que Jeanne avait connues pendant quinze ans et conclues deux ans plus tôt, il repose près d’elle dans le cimetière du village, sous un rideau de peupliers.

 

Jacques Body, Roger Zuber, Jean-Louis BackEs,

Jean Delabroy, Guy Rosa, Marie-Christine Bellosta