Jean-Michel Maulpoix : Remarques sur le lyrisme des Contemplations
Communication au colloque d'agrégation des 4-5 novembre 2016
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Dans « Crise de vers » Stéphane Mallarmé écrit de Victor Hugo : « il était le vers personnellement». L’auteur des Contemplations fut en effet ce « géant », « à la main tenace et plus ferme toujours de forgeron[1] », qui « rabattit toute la prose, philosophie, éloquence, histoire au vers » et qui fit de celui-ci un prodigieux lieu d’engrangement… Il ne serait pas faux d’ajouter que Victor Hugo fut aussi bien le lyrisme personnellement, tant s’attache à lui l’idée d’un volume, d’une vigueur et d’une étendue de la parole poétique qui transporte l’énergie du vers jusque dans la prose…
Mais que faut-il entendre par lyrisme hugolien ? Les termes que je viens d’employer, « volume », « vigueur », « énergie », « étendue » de la parole poétique, supposent une certaine entente de la notion. Je me dois de la préciser…
Il m’importe de rappeler tout d’abord que lyrisme et lyrique ne sont pas synonymes. Le substantif de lyrisme, qui date de la fin du premier quart du XIXe, (il est attesté pour la première fois chez Alfred de Vigny en 1829[2]) est un néologisme nettement plus tardif que l’adjectif lyrique dont il dérive (qui date du XVIe siècle). Là où lyrique renvoie à la fois à la poésie chantée, originellement accompagnée de la lyre, et à une forme d’expression subjective, le néologisme plus tardif de lyrisme pointe en direction du mouvement du discours, en vers comme en prose. Il dit aussi bien son élévation que sa tension, et son énergie. Souvenons-nous de ce qu’écrivait Georges Perros dans le deuxième volume ses Papiers collés : « Il y a lyrisme dès qu’il y a circulation. Rien de plus lyrique que le sang[3]. »
La première définition répertoriée du mot « lyrisme » est proposée par le Dictionnaire universel de la langue française de Pierre Boiste qui a connu quatorze éditions entre 1800 et 1857 et fut l’outil préféré de Victor Hugo[4]. Dès 1834, cette mine de vocables neufs accueille le mot « lyrisme » dans sa 8ème édition, en assortissant sa définition d’une appréciation favorable : « Caractère du style élevé, des inspirations solennelles ; langage des prophètes, des poètes primitifs, des spiritualistes philosophes. (nouveau, très bon) ».
Le Dictionnaire de l’Académie retient à son tour le mot en 1842, dans l’important Complément à sa 6ème édition. Il en propose cette définition : « Caractère d’un style élevé et poétique ; langage inspiré. Le lyrisme de la Bible. » Il introduit un exemple que reprend Littré lorsque son dictionnaire offre en 1846 la première définition complète du néologisme et fait se succéder pour la première fois ses trois acceptions principales:
1. Caractère d'un style élevé, poétique, langage inspiré. Le lyrisme de la Bible. 2. En mauvaise part, affectation déplacée du style lyrique, ou des formes qui le caractérisent. 3. En général, enthousiasme, chaleur. Cet homme a du lyrisme. Sa conversation a du lyrisme.
Cette définition à trois paliers a le mérite de lier le lyrisme à la fois à l’ancienne classification rhétorique des « styles » et au tempérament, comme de mettre en valeur le partage, très précoce du mot entre un sens positif et un sens péjoratif.
Une étude des emplois du néologisme m’a permis de le vérifier[5] : deux verbes en sont étroitement solidaires : monter et tomber. À l’un s’attache un sens très positif, à l’autre un sens nettement péjoratif. Soit l’on monte jusqu’au lyrisme, et c’est pour atteindre ce sommet de l’expression poétique qu’est le chant. Soit l’on tombe dans le lyrisme, et c’est alors dans l’enflure et l’emphase que s’enlise ridiculement le poète ou l’orateur. Entendu dans son sens le plus positif, le lyrisme engage la parole poétique dans la voie du sublime; perçu négativement, il la dévoie dans le pathos. Ce mot partagé de lyrisme est en fin de compte aussi contradictoire et fuyant que l'expérience poétique elle-même. Il porte l’idée d’une élévation qui s’expose au risque de la chute. Cette menace, cette prise de risque lui sont inhérentes.
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Dans Les Contemplations de Victor Hugo, il n’est pas rare que la parole poétique semble prise de vertige, comme aspirée par le céleste autant que par le monde des ombres. La chute n’est pas ici de l’ordre de la menace mais de l’épreuve, voire de l’expérience à la fois subie et recherchée, tant Hugo se plaît à fréquenter l’abîme pour y puiser son encre. Puissance d’amplification et de conjonction, le lyrisme travaille sous sa plume à la résorption des antagonismes. « Monter », ou « tomber », ces deux verbes essentiels et souvent répétés sont unis par une dynamique singulière. Ils sont partie prenante de la constitution de l’imaginaire et de la pensée du poète ; ils s’appellent ou se repoussent ; ils ne sont pas seulement complémentaires, ils s’avèrent réversibles.
Rappelons, par exemple[6] l’ouverture de « Ce que dit la bouche d’ombre », cette bouche lyrique, qui métaphorise la venue de l’inspiration, au seuil de ce très long poème :
L’homme en songeant descend au gouffre universel.
J’errais près du dolmen qui domine Rozel,
À l’endroit où le cap se prolonge en presqu’île.
Le spectre m’attendait ; l’être sombre et tranquille
Me prit par les cheveux dans sa main qui grandit,
M’emporta sur le haut du rocher, et me dit[7] :
(…)
Les deux mouvements antagonistes que j’évoquais, « monter » et « tomber » sont présents sous les espèces de la descente au premier vers et de l’emportement « sur le haut » au dernier vers ». Entre les deux un dolmen, pierre horizontale couchée sur deux pierres verticales, telle une primitive table… d’écriture… Une topographie des directions et des forces est introduite symboliquement au seuil du poème comme pour légitimer la prise de parole qui se voit ainsi mise en scène. En la personne du spectre, c’est l’abîme qui va parler, ce n’est pas le « moi ». C’est dans l’ouverture maximale du compas lyrique, pareille à la tension de la lyre ou de l’arc, que se déploie le discours de la parole sur la parole. Et c’est bien une bouche d’ombre qui s’exprime, une bouche que l’on croirait issue de l’au-delà. Autant dire que le sujet est ici la voix poétique elle-même, en sa puissance. Je serais tenté de dire que le sujet, ici, c’est le lyrisme, le souffle poétique de la parole même. N’est-ce pas, de la volonté même de Hugo, une âme (et l’âme est un souffle) qui dans ce volume donne à lire ses « Mémoires » ?
Ce que va développer la parole de la bouche d’ombre, c’est ce double mouvement qui s’enfonce et qui s’élève, vers l’inconnu d’en bas et vers l’inconnu d’en haut, en embrassant entre ces extrêmes tout le connu… C’est un double mouvement de creusement et d’élévation qui, loin de rencontrer le vide, croise et recroise toujours plus de présence, plus de mystère, « peuple le haut, le bas, les bords et le milieu »[8].
Souvent métaphorisé sous les espèces d’un aigle, le lyrisme donne de grands coups d’ailes et ne cesse de faire mouvement entre les extrêmes, comme entre bien et mal, humain et divin, mort et vie, visible et invisible. Qu’il s’élève ou s’enfonce, il sonde, il explore, il contemple. Il semble qu’il ait dans l’obscur son principe et qu’il puise dans l’ombre[9] l’encre par laquelle pourra se fait jour une paradoxale clarté. Sous la plume de Hugo, la lumière est ce qui infiltre la nuit : il faut pour sa brillance un manteau noir qu’elle va percer.
Voilà donc une parole qui se propose, pour reprendre une formule de Jacques Rancière, « de parcourir de façon ordonnée les strates de la signification » et de déployer « un ordre qui apaise le chaos et console la déploration[10] ». Le lyrisme additionne, organise et stabilise, fédère et oriente. Principe de développement et de corrélation, il porte la valorisation, voire la valeur, selon un processus dynamique qui est à la fois d’élévation et de célébration d’une animation et d’une force de vie posées comme inhérente au monde.
En effet, ce lyrisme se veut aussi bien extensif, conduit par un principe d’expansion, d’amplitude, étendu à l’entier du monde, ne négligeant rien, familier par principe, c’est-à-dire proche, et capable aussi bien de s’entretenir avec le dieu qu’avec le moucheron. Le poète se présente alors comme ce rêveur que l’inconnu tracasse mais qui a le goût et le sens des réalités terrestres : il se veut le témoin, le relais, l’écho de leur animation ; il est celui qui montre et qui dit le vivant.
Je trouve presque par hasard sous la plume d’Yves Bonnefoy le mot qui me paraît convenir pour caractériser cette logique : c’est le mot de surabondance[11] qu’il emploie dans sa conférence sur « la poésie française et le principe d’identité » à propos de l’expérience poétique : « ce réel, qui se dissociait, s’extériorisait, se rassemble, et cette fois dans une surabondance où je suis pris et sauvé ». La poésie est surabondance de liens, de sens, profusion de relations.
N’est-elle pas entendue par Victor Hugo comme une somme ? « humanité + nature + surnaturalisme », répète-t-il volontiers. Et Les Contemplations, comme volume, comme ensemble construit de 6 livres, constituent bel et bien, une somme, une entreprise de totalisation lyrique. À la différence de « Toute la lyre », autre ensemble, posthume celui-là, qui se fût d’abord intitulé « toute l’âme », sa nature n’est pas anthologique : ce sont ici la vie et la mort qui se trouvent rassemblés. Une idée du Tout est en jeu comme « ensemble de corrélations[12] ». Et cette corrélation à l’œuvre, cette surabondance de liens épargne la nécessité d’une transcendance en posant l’objet comme un nœud autosuffisant de sens : il enferme un monde ; il se fait monde, selon ce processus actif de corrélation lyrique.
Ainsi la matière s’engendre-t-elle et se reproduit-elle elle-même sous nos yeux… La création est vivante, comme si elle poursuivait indéfiniment sa propre genèse et avait en quelque manière intériorisé le pouvoir créateur de son Dieu en chacun de ses éléments… La poésie devient alors l’exploration et la mise en lumière d’une chaîne, avec ses variantes, pont ou échelle, principalement. Le monde n’est pas fini, non plus que le livre et le poème : écrire, c’est encore et toujours assister à sa naissance, l’accompagner, la formuler, la vérifier encore. Il ne semble pas y avoir eu un moment antérieur où les éléments du monde furent achevés et mis à leur place, puisque des vapeurs monstrueuses dégorgent toujours « du précipice où sont les larves et les crimes ». Dieu n’a pas finit son travail : au poète de le relayer, au moins en montrant « l’hydre Univers tordant son corps écaillé d’astres[13] ».
Le lyrisme hugolien répond ainsi à un triple principe d’amplification, de conversion et d’unification, soutenus par cette machine à produire des métamorphoses qu’est l’imaginaire qui crée ou recrée verbalement le monde à sa guise, comme Dieu, mais à coups de métaphores… Un système de réciprocités se met en place qui étend dans la langue poétique le tissu conjonctif de la réalité : un homme y devient tous les hommes, le moindre s’y fait immense, la mort y redevient vie, etc. Telle est l’âme, et tel est le mot que rien ne se perd dans le vide et qu’il y a partout de l’ineffable et de l’émoi. Et c’est la poésie qui ainsi vérifie et réaffirme sans cesse son propre pouvoir. C’est d’elle qu’elle parle en évoquant le sort du sujet comme celui du monde. J’appellerais volontiers lyrisme le dynamisme même de cette démarche.
On pourrait dire autrement les choses en affirmant combien la poésie produit du sens en poème (son propre sens, le sens du poétique, autant dire sa valeur…) en faisant jouer puissamment ses propres ressorts. Elle s’illustre. Écrire un poème, c’est alors faire monter la parole en puissance, donner de la voix, voire forcer le trait, accroître le volume et l’amplitude ; c’est étendre, c’est élever, c’est intensifier. C’est aussi bien désigner et mettre face à face des forces qui vont s’affronter ou se conjoindre. Et c’est encore fédérer les éléments du monde sous de puissantes enseignes : mal et bien, douleur et joie, misère ou bonheur, ombre et lumière. Le lyrisme, on le sait, fait volontiers jouer à plein régime les antithèses. Et écrire, c’est alors grimper « jusqu’au charmant azur », aussi bien qu’oser descendre jusqu’à cet « affreux soleil noir d’où rayonne la nuit »[14]. L’écriture se fait Poème, de l’homme, de la conscience humaine, selon une mesure qui paraît outrepasser le cadrage du texte et dont l’unité pourrait être le volume de la voix. Poème, c’est-à-dire à la fois chant et texte, célébration et mémorial.
Le lyrisme est multiforme dans Les Contemplations, comme ses domaines d’expression : lyrisme de la nature, de l’amour, du deuil, de l’histoire, de la vision métaphysique… Mais il est par-dessus tout un lyrisme de la puissance lyrique, qui s’exalte, fait jouer ses muscles, et se célèbre lui-même, ou qui en vient à faire du processus lyrique son objet, comme dans « Ce que dit la bouche d’ombre » où c’est en quelque sorte la loquacité même du monde qui se voit exaltée : le « tout parle » scandé, répété, venant inscrire la parole poétique dans une chambre d’échos infiniment plus vaste qu’elle mais qui sans elle n’existerait pas : le monde, l’univers, les astres…
Ainsi le lyrisme est-il aussi une forme de la jactance, pour reprendre un terme de René Char : « son aurore cesse de jacter » écrit-il dans Recherche de la base et du sommet à propos de Hugo mis en pièce par l’obus baudelairien. Jactance, c’est-à-dire une outrecuidante dépense verbale. Comment ignorer cet aspect, cette volubilité vantarde qui en vient à poser les conceptions personnelles du sujet lyrique comme mesure de toutes choses? Le lyrisme semble répondre à cette invite que Victor Hugo se lance à lui-même au 29ème vers de sa « Réponse à un acte d’accusation », ou bien au 50ème de « Ce que dit la bouche d’ombre » : « Causons ». Il donne de la voix, sous toutes ses formes : discours ou bouche d’ombre, voix intérieure ou harangue, invective, « pleurs dans la nuit » ou confidence… De sorte que le lecteur de ces poèmes éprouve le sentiment de voir la langue comme puissance (ou montée en puissance), à la fois force et substance…
Et puisque « tout est Verbe », « tout parle », tout écoute[15], le poète n’est pas seulement celui qui parle ; il est aussi celui à qui l’on parle, celui à qui s’adresse la chouette, celui qu’une branche de houx arrête par la manche[16], celui à qui vont causer les fleurs… Il n’est pas seulement le grand discoureur, il est aussi l’interlocuteur et la grande oreille du monde. Il se présente volontiers comme ce passant dont le passage éveille des paroles, un peu comme un promeneur en été fait s’envoler des papillons dans la prairie qu’il traverse. De sorte que la dynamique du lyrisme tient pour une grande part, me semble-t-il, à cet envol et ce bruissement des voix. Elles surgissent de partout. Tout est plein d’âme, c’est-à-dire de souffle qui se raconte et se commente.
René Char, qui compte Victor Hugo au nombre des « Grands astreignants[17] », voit dans cet « obèse auguste » « le grand réussi des insensés ». Et il ajoute : « tant de fatuité roublarde frappe de consternation ». N’est-ce pas en vérité en lui la poésie tout entière qui se rengorge, clamant haut et fort son pouvoir et sa nécessité ? Le lyrisme est alors grouillement de références, d’images, de figures, de mythes : il conjugue toute identité au pluriel et parle d’abondance.
Et c’est de cet orchestre ou de ce chœur que le poète est le résonateur, campé dans une posture surplombante qui lui permet de tout voir, tout entendre, tout dire, tout chanter : la position du contemplateur, « assis sur la montagne en présence de l’Être[18] », ainsi qu’on le voit, « triste et meurtri, mais serein », dix-sept vers avant la fin du volume. Encore faut-il à ce contemplateur des relais, spectre ou passant énigmatique, pour accéder, comme Dante, à la vision des mystères du gouffre.
Qu’appelle t-on vision, sinon l’amplitude du champ couvert par la focale propre au poème ? La vision ne se contente pas de voir ce qui est, elle le noue à ce qui est invisible. Le poète peut dire avec Saint Jean : « J’ai vu des choses sombres[19] ». Rimbaud développera plus tard à sa manière ce principe : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir », écrira-t-il dans « Le Bateau ivre ».
Qu’apporte de ce point de vue l’épreuve de l’exil ? Une expérience de la séparation, mais aussi la création d’une insularité propice à l’amplification d’une voix. Et quelle transformation introduit la mort de Léopoldine ? Si elle blesse le père au cœur, ce n’est pas tant pour en tirer des larmes que de nouvelles visions, un nouvel afflux d’encre et de sang, davantage d’ombre, davantage de nuit, davantage de ténèbres et d’effroi à parcourir. Évidé par la douleur, mais empli par le monde, empli parce qu’évidé et ainsi devenu crâne, boîte à pensées, caverne et chambre d’échos, le moi s’élève, s’envole, cause avec l’invisible, et fait tourner les tables du lyrisme : il se voit dilaté bien au-delà des frontières de son être propre. C’est ainsi, en tout cas, que paraît travailler l’imaginaire. Peut-être parce que contre la disparition de Léopoldine il faut affirmer encore la continuité « vers cet épanouissement de l’âme que nous appelons la mort[20] ». « La mort n’est pas. Tout est la vie » écrit encore Hugo dans « Les choses de l’infini ».
En définitive, surmontant la douleur, l’injonction d’aimer provient de la mort même. Dans « Éclaircie », c’est le mort couché qui enjoint au vivant d’aimer[21]. Et sous la terre « l’âme a chaud », affirme ce poème.
Il y a ainsi, dans les Contemplations une poétique de l’amour qui opère un retournement. Elle procède d’une dynamique du désir qui d’abord s’exprime au passé, souvent sur un mode léger, dans « Autrefois », puis se faufile jusque dans l’expression funèbre, d’« Aujourd’hui » pour y mêler les baisers amoureux aux prières des morts. Maintes fois, l’injonction se répète : « Aimez[22] ! » Dans « Ce que c’est que la mort[23] », la tombe est une aube. Une poétique des liens est en jeu, un universel et fécond principe de conjonction où toute chose doit trouver sa place, voire un principe de communion et de réversibilité des contraires qui rapproche et travaille à confondre la mort et la vie, comme dans le poème « Crépuscule » :
Aimez-vous ! C’est le mois où les fraises sont mûres.
L’ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents,
Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures,
Les prières des morts aux baisers des vivants[24].
La circulation entre vie et mort se voit ainsi rétablie parfois de manière très emphatique, par exemple dans « Cadaver[25] » où les atomes du cadavre jubilent de rejoindre la terre et où la chair morte est joyeuse à l’idée de se fondre avec le sol et d’y germer, de s’y répandre, d’y prendre vie plus largement : « Je vais être à nouveau oiseau, vent, cri des eaux, bruit des cieux / Et palpitation du tout prodigieux ». Voilà l’espèce d’élargissement et de reviviscence qu’accompagne et soutient le lyrisme : il en est le principe, autant que l’expression. Un processus de sublimation s’accomplit dans ce poème[26] : éclosion d’un « commencement d’astre » dans la prunelle du mort et assomption de la chair mortelle, « le corps dans l’univers et l’âme dans l’amour ».
Ainsi le lyrisme se trouve-t-il également attaché à un principe d’élargissement serein[27] que Victor Hugo perçoit dans l’Océan et dit recevoir de lui : « ce majestueux apaisement des premiers jours de l’exil par la nature » éprouvé à Jersey. Cet élargissement mène jusqu’à l’expérience du sans bord celui qui est si souvent dépeint comme un exilé contraint de demeurer sur le rivage. Voici que la parole déborde, que le lyrisme même est débordement, flux et vertige.
Ce double mouvement d’élévation et d’élargissement correspond à la sublimation de « l’ineffable chant [28]». Chant ineffable et chant de l’ineffable, chant de ce pour quoi il n’y a pas de mots ni de paroles adéquates, qui s’accorde à la musique du monde. Comme cela est « écrit sur la plinthe d’un bas-relief antique », « la musique est dans tout. Un hymne sort du monde[29] ». A quoi le contemplateur est-il donc renvoyé, sinon au monde comme texte, à un univers de signes, un « alphabet des grandes lettres d’ombre[30] » ? Le monde renvoie au texte qui à son tour renvoie au monde – après l’avoir lu : ainsi va le lyrisme.
Maints poèmes des Contemplations tiennent à la fois du chantier et du bilan ; ils procèdent tout ensemble d’un mouvement de construction supposant une grande diversité de matériaux, et une intensification des mouvements de l’imaginaire qui les mettent en oeuvre, et d’un regard rétrospectif, panoramique, embrassant les états et les âges. René Char disait que le poème est la genèse d’un être qui projette et d’un être qui retient : il semble que ce double mouvement centrifuge-centripète, générateur de transitivité, caractérise la mise en œuvre des énergies lyriques.
Le moi est le point de départ d’une « spirale vertigineuse[31] ». A partir de lui s’amorce un mouvement de creusement dont le lyrisme suit la pente. Le moi donne sur l’abîme. Et le lyrisme est ce principe de dilatation du langage qui avale tout dans sa forme noire : dans son deuil, dans son exil, dans son encre… le connu et l’inconnu, le bien et le mal… Mais sur quoi ce vertige donne-t-il, sinon sur lui-même : « Nous n’avons que le choix du noir » écrit Hugo dans William Shakespeare[32] : le choix d’écrire, comme de grimper sur l’un de ces promontoires chimériques d’où l’on a une vue plongeante sur les ténèbres : « penseur dilaté, agrandi, mais flottant[33] », à tout jamais anxieux.
On assiste ainsi à une montée en puissance du lyrisme dans Les Contemplations, et cela au fil même du volume : plus de hauteur de vue, plus d’amplitude dans la parole, plus de profondeur, plus d’inconnu, plus de visions. Le lyrisme est la parole de ce grand moi hugolien qui, comme l’écrivait Pierre Albouy, « s’érige dans l’île, s’érige au cœur même de la mort ». Et c’est déjà souligner l’irréalité de ce moi dont le lyrisme est l’expression, et son étrangeté. Le deuil et l’exil conjugués, en détachant le sujet, en mutilant sa vie, éloignent le moi biographique pour installer la voix lyrique dans un lieu irréel et sombre, au bord de l’infini, là où la méditation de la destinée a trouvé son rivage et est devenue prépondérante, c’est-à-dire où la vie même n’apparaît plus que dans ses coordonnées radicales : l’autrefois, l’aujourd’hui, la naissance, la disparition, l’éternité. Et le sujet lyrique, qui se présente à la fois comme mort (il faut lire le recueil comme on « lirait le livre d’un mort ») et comme double du lecteur (« Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ») est tout sauf un individu limité : il a rejoint la cohorte des « mages », c’est-à-dire des « esprits conducteurs », « sévères artistes », « penseurs d’ombres », « têtes fécondées », « grands éclaireurs », « contemplateurs pâles », « rêveurs austères », « poètes, apôtres, prophètes », Orphées et Messies… tous ces termes devenant à peu de chose près synonymes pour désigner ceux dont le crâne est le cachot et qui « parlent le langage humain/ Dans des profondeurs qu’on ignore[34] ». Ces « splendides histrions », jouant « la comédie énorme / De l’homme et de l’éternité », donnent lieu à une surenchère de figuration. Car la poésie constitue ici une réponse emphatique ; elle est le lieu de la surcharge (à fort lest mythologique) : « ne craignez pas de vous surcharger d’humanité, écrit Hugo dans « Promontorium somni [35]» pour accéder à « ce majestueux phénomène psychique » qu’est l’inspiration, qui « gouverne l’art tout entier ».
Le moi est évidemment trop limité pour que le lyrisme soit son expression. Le sujet lyrique ne peut parler qu’au-delà de lui, ou en le diffractant et le démultipliant. Le lyrisme constitue l’espace verbal de ce rayonnement et de ce débordement qui, par exemple, produit pour le sentiment (qui est ici de deuil et d’amour) un entourage, un éclairage, un voisinage, et l’inscrit dans du plus vaste, du plus signifiant, du plus étrange. Il joue avec les échelles, varie les focales, isole et dramatise des situations ou des éléments, transforme parfois la puissance, l’acuité et la nature même du regard. Il en vient à produire une espèce d’omnipotence fictive permettant au sujet lyrique de tout voir, tout connaître, tout éprouver, et faisant déjà de lui ce « suprême savant » rêvé par Rimbaud. La vision s’élargit, s’amplifie, s’anime quand le lyrisme en est le principe : elle surplombe ou traverse l’histoire pour se faire « Légende des siècles », ventriloquer les héros de jadis et extraire de l’exemplaire et du grandiose aussi bien que du grotesque ou du misérable… Objet ultime de cela : l’unité, l’appartenance, la réversibilité et la cohésion des contraires : « le sublime est en bas[36] »
Le lyrisme, en même temps qu’il donne à entendre la turbulence des voix intérieures, travaille à les ordonner, voire à les réunir. Mais ce qui importe ici est d’abord l’architecturation symbolique de l’intériorité, qui fait du dedans un cosmos à part entière où les visions glissent et projettent leurs lueurs comme des astres. Le sujet hugolien est monde, le monde palpite dans le sujet ; il est lui-même pareil à un grand être dont les moindre parcelles sont conscientes. C’est une telle unité qui constitue l’enjeu du lyrisme : s’il y a chant, c’est que « tout parle[37] », et si Dieu a créé le monde par sa parole, il demeure tel une propagation de ce verbe. Le crâne du poète le contient. Plutôt que le cœur, n’est-ce pas lui le réceptacle, voire l’organe du lyrisme ?
N’est-ce pas l’un des motifs préférés de Hugo, poète au front vaste, large et lourd, souvent caricaturé, et si volontiers soupesé dans la pose méditative[38]. La main d’écriture soupèse la pensée qui projette sur la page son architecture symbolique de voutes, cavernes caveaux et cachots, autant de lieux creux assimilables à des bouches d’ombre… Lieu du tumulte intérieur « à la fois céleste et souterrain[39] », lieu de la prêtrise et de la prophétie, où s’écrit « la bible des arbres, des monts et des eaux », ce crâne de poète contient un ange[40] !.
Cette contenance de la boîte crânienne et cette pesée de la destinée est ce sur quoi je souhaite conclure… Qu’est-ce qui unit en définitive les deux mots « lyrique » et lyrisme » que j’ai pris soin de distinguer en ouvrant mon propos ? Qu’est-ce qui unit le moi à la surabondante amplitude du discours, sinon peut-être la destinée, telle que par exemple Hugo put la figurer en 1857 dans le dessin à l’encre d’un bateau emporté par une vague énorme[41]. Destinée, c’est-à-dire aussi bien la projection en texte du sort individuel, son grossissement lyrique, cet ego qui devient Hugo, l’assurance de sa visibilité, cette espèce de trace noire que devient le sujet dans son encre… A l’instar d’Orphée, le moi douloureux qui transite par les abîmes se mue en voix pure. La singularité lyrique devient un point de ralliement, de rassemblement et d’absorption : le sujet se voit comme dilaté bien au-delà des frontières de son être propre.
Quelle est donc la sublimité que le lyrisme donne à entendre sinon une relation présentée comme élective avec ce qui dépasse le mortel ? Il s’agit de s’élever à travers le langage, en suivant ce que Gracq appelait « les longues rampes fiévreuses » du lyrisme, vers un point de vue panoramique autorisant une vue d’ensemble de la condition humaine, un lieu où vie et mort se rejoignent et se referment en boucle.
Porte-parole d’une voix spectrale, et ainsi dégagé de toute limite, le sujet lyrique échappe à la contrainte de vraisemblance, comme au principe de non contradiction : il se montre aussi bien capable d’envol que de réconciliation des extrêmes. Il est ainsi mis en état de voyance, non par défiguration comme ce sera le cas plus tard sous la plume de Rimbaud, mais à travers l’épreuve de la mort. Il se montre à la fois blessé, amputé et accru. Il acquiert un volume lyrique inouï, une capacité nouvelle, en convertissant la dépossession en puissance, et en faisant aussi bien de l’exil sa force. Ce « mort » qui écrit un livre est le nouvel Orphée…
***
« La poésie veut des mots que l’on puisse prendre dans son destin » dira Yves Bonnefoy ; elle veut des mots lourds et riches de sens qui « portent la promesse de l’être[42] », gros d’espérance donc, en dépit de la fatalité même dont l’écriture recreuse la conscience... Et Bonnefoy d’ajouter : « le vrai sujet du poème, c’est une existence qui reprend forme – une finitude qui s’illimite[43]. » A l’instant de conclure, malgré l’éloignement marqué qui sépare les deux auteurs, voire les profondes divergences entre leurs deux poétiques (à la différence de Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé, Victor Hugo n’est pas un poète dont Yves Bonnefoy se réclame), j’accorderais volontiers ce propos aux Contemplations de Victor Hugo. Sous diverses formes, dès qu’il y a lyrisme, si elle n’est toujours consolatoire, la poésie se fait réparatrice.
[1] Stéphane Mallarmé, Divagations, éd. Gallimard/Poésie, Paris, 2003, p. 248.
[2] Dans la « Lettre à Lord*** sur la soirée du 24 octobre 1829 », composée peu après la première représentation d’Othello de Shakespeare dans une traduction nouvelle due à Vigny. Cette lettre est le deuxième manifeste important du drame romantique. Victor Hugo en eut à l’évidence connaissance.
[3] Georges Perros, Papiers collés, Gallimard, Paris, 1978, p. 10.
[4] Victor Hugo, à ma connaissance, n’a jamais utilisé le néologisme de lyrisme – on pourrait s’interroger sur ce fait.
[5] Voir mon essai, Du lyrisme, éd. José Corti, 2000.
[6] Mais l’on pourrait, à propos de ce motif, multiplier les exemples, surtout dans le livre VI, où il serait sans doute opportun de rappeler, parmi beaucoup d’autres, le vers 12 de « Ce que c’est que la mort », LC., p. 475 : « On monte. Quelle est donc cette aube ? C’est la tombe. » Voir, à ce propos, infra, notes 24 et 25.
[7] Les Contemplations, Livre de poche, p.507. Abrégé en LC p. 507. Toutes les références au texte, sauf indication contraire, renvoient à cette édition.
[8] LC, 513, Ainsi que l’écrivait le philosophe Alain, « ce qui retentit dans ces strophes, c’est une sorte de jugement dernier ». Et il y a en effet comme une recherche ou un parti-pris de l’ultime sous la plume de Hugo : non pas du définitif mais de l’extrême et du sans bords.
[9] L’ombre (à laquelle Max Milner a consacré une belle étude, L’envers du visible, Essai sur l’ombre, Le Seuil, 2005) envahit Les Contemplations ; elle semble envelopper la vie et la pensée de Victor Hugo : « L’âme est de l’ombre qui sanglote », écrira-t-il.
[10] Jacques Rancière, La politique des poètes, Albin Michel, 1992, p. 32.
[11] Yves Bonnefoy, L’Improbable et autres essais, Gallimard, Folio essais, 1980, p. 249.
[12] Yves Gohin, « Une écriture de l’immanence », in Hugo le fabuleux, colloque de Cerisy, Seghers, 1985, p. 21.
[13] LC. p. 513.
[14] Id.
[15] LC, p. 387.
[16] LC, p. 70.
[17] René Char, Recherche de la base et du sommet, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade »1983, p. 722.
[18] LC, p. 546.
[19] LC, p. 404.
[20] « Contemplation suprême », in Œuvres complètes, éd. Massin, T. XII, p. 120.
[21] LC., p. 445.
[22] LC, p. 115 et p. 149, par exemple.
[23] LC, p. 475
[24] LC, p. 160.
[25] LC, p. 449.
[26] LC, p. 450.
[27] Œuvres complètes, T.9, XXXI
[28] LC, p. 450.
[29] LC, p. 221.
[30] LC, p. 78.
[31] O.C., op.cit., T.XII, p. 465.
[32] 0.C.,id., p.224.
[33] Id.
[34] LC, p. 489.
[35] O.C., op.cit., T.XII, p.464.
[36] LC, p. 387.
[37] Voir « Ce que dit la bouche d’ombre », vers 12.
[38] Voir Pierre Moreau, Ames et thèmes romantiques, Corti, 1965, p. 61.
[39] LC, p. 379.
[40] LC, p. 384 .
[41] Voir Victor Brombert, « Ma destinée : l’ordre, c’est le délire », dans Hugo le fabuleux, op.cit., p. 224.
[42] L’Improbable, op.cit., p. 254.
[43] Id., p. 269.