GROUPE HUGO


SEANCE DU 22 MARS 1997

 


Présents: Krishnâ Renou, Marie Tapié, Sandy Petrey, Jean-Marc Hovasse, Guy Rosa, Arnaud Laster, David Charles, Ludmila Wurtz, Claude Millet, Valérie Presselin, Myriam Roman, Delphine Gleizes, Thomas Bouchet, Florence Naugrette, Andrew Miller, Bertrand Abraham, Josette Acher.

 


 Informations

Guy Rosa signale la publication d'un CD-Rom : "Victor Hugo, l'homme siècle". La bibliothèque en fera l'acquisition. Les articles du Monde et de Libération font penser que la chose dit beaucoup à la chronologie de l'édition Massin, au catalogue La Gloire de Victor Hugo ainsi qu'aux ouvrages de Pierre Georgel concernant les dessins de Victor Hugo.

 L'actualité du mois a également été marquée par les articles publiés par la famille Hugo pour déplorer l'emploi fait de l'oeuvre par les productions Walt Disney: une première lettre ouverte a été suivie d'une seconde, il y a quelques jours, d’une orientation politique nettement plus résolue. Mais Les Misérables, en 1862, ont été l’un des premiers textes à donner lieu à la distribution de " produits dérivés ". Et peut-on se plaindre que Le Bossu de Notre-Dame se passe comme Hamlet de la mention du nom de son auteur ?

 Le groupe Hugo salue la conférence donnée par Arnaud Laster à la Maison de Victor Hugo qui a permis de découvrir des faits surprenants sur les adaptations de Notre-Dame de Paris.

A signaler la publication aux Presses universitaires du Luxembourg d'un recueil POÏKILA contenant un article de Frank Wilhelm: "Victor Hugo latiniste au Luxembourg".

Myriam Roman relaye la demande de Alain Montandon auprès du groupe Hugo: il s'agirait, dans le cadre d'une série de reprints chez Slatkine de proposer des textes méconnus qui mériteraient d'être reproduits.

Un colloque sur le drame romantique aura lieu au Havre le vendredi 4 avril 1997. Y participeront Franck Laurent (sur le thème de théâtre et nation), Anne Ubersfeld (sur Andrea del Sarto), Florence Naugrette (sur les mises en scène de Hugo au XXe siècle), Gabrielle Chamarat. Une pièce sera donnée à cette occasion représentant la Bataille d'Hernani, avec trois acteurs.


Calendrier des séances futures:

Thanh Van Ton-That parlera de "Proust lecteur de Hugo" à la séance du 26 avril.

A la séance du 24 mai, on entendra une communication sur Hugo et Renouvier.

Pour la séance du 21 juin, Claude Millet propose d'entendre une étudiante de Rouen qui travaille sur les représentations du drame romantique à Rouen dans la première moitié du XIXe siècle.


 

Exposé de Thomas Bouchet (Voir texte ci-joint)

 


Thomas Bouchet vient de soutenir une thèse de Doctorat en Histoire sur les journées des 5 et 6 juin 1832, thèse qui est désormais disponible à la bibliothèque XIXe siècle. Quelques interventions ont interrompu le fil de ce brillant exposé, salué en sa conclusion par de vifs applaudissements.

Claude Millet: En ce qui concerne la terminologie employée pour caractériser l'événement, peut-on faire une distinction à l'époque entre le camp orléaniste et le clan républicain?

Thomas Bouchet: L'emploi de mots comme émeute ou insurrection n'est pas toujours marqué politiquement. C'est Hugo qui fixera le terme d'insurrection.

Sandy Petrey: Avant 1848 et le sens nouveau donné à cette expression, Louis Blanc parle des "journées de juin".

Claude Millet: Comment en parlent les ouvriers?

Thomas Bouchet: Le problème en la matière est la trace écrite laissée par les ouvriers à propos de l'événement. Elle n'est pas vraiment représentative. Béranger parle de l'événement comme d'un gâchis; les journées de juin 32 sont, à ses yeux, davantage du côté de l'émeute que de l'insurrection, plus organisée. Les poètes ouvriers utilisent des termes très variables comme émeute, sédition, insurrection; le terme sédition implique un soulèvement sans aucune spontanéité, avec des responsables qui tirent les ficelles.

Thomas Bouchet: C'est Hugo de surcroît qui a réactivé dans les mémoires le souvenir des 5 et 6 juin 1832. Dès la fin de juin 1832 en effet se manifeste fortement le désir d'effacer, d'oublier l'insurrection: le choléra prend la place de la révolte dans les journaux ; les lettres écrites par George Sand soulignent la volonté d'oublier les journées sanglantes dont elle a été le témoin ; les saint-simoniens évoquent le caractère absurde de l'événement ; Béranger aurait souhaité que la manifestation prenne un tour pacifique.

Claude Millet: Quelle était à l'époque la législation concernant les armes? Comment s’en procurait-on ?

Thomas Bouchet: Apparemment la détention d’armes n’est l’objet de mesures répressives, au 19° siècle, qu’immédiatement après chaque grande insurrection -Juin 48, 1851, Commune. On les cache donc, sans guère être inquiété, et on les ressort pour l’occasion. Cela s’est vu jusqu'à la Résistance comprise. Si l’on n’en a pas, on s’en procure. Gavroche connaît la question. Traditionnellement, c'est l'armurerie Lepage, près de la Bastille, qui est toujours pillée à chaque insurrection !

Sandy Petrey: Dans L'Insurgé, Vallès explique que les émeutiers déterrent les armes qu'ils ont cachées en 1848.

Thomas Bouchet: C'est Hugo qui fixe définitivement le terme d'insurrection pour parler des journées de juin 1832.

Guy Rosa : Mais, lorsqu'il parle de l'évolution de l'idée révolutionnaire entre 1832 et 1848, Hugo parle de "l'éducation souterraine de l'émeute". Le mot est embarrassant dans la perspective d'une revalorisation de l'événement révolutionnaire.

Thomas Bouchet: De toute façon, Hugo dans Les Misérables considère qu'il y a aussi de l'émeute dans l'insurrection. Les choses n'y ont pas un caractère tranché et linéaire.

Claude Millet: Pourtant le discours d'Enjolras sur la barricade envisage le XXe siècle comme une période où après la révolution viendra la fin de l'histoire. Ne dit-il pas: "on pourrait presque dire: il n'y aura plus d'événements. On sera heureux."(V, I, 5)

Tous : Cette formule est l’objet d’une longue discussion. On comprend bien, mais on accepte mal que Hugo pense la fin de l’histoire avec une telle aisance. De là toutes sortes de correctifs : on souligne le " presque " ; on fait la différence entre la fin de l’histoire et la fin de ses événements, on remarque que l’" horizon " vu du haut de la barricade doit, comme tout horizon, reculer à mesure qu'on s’en approche, etc.

Thomas Bouchet: Le collage et l'imbrication qui s'effectuent dans l'esprit de Hugo et de ses contemporains entre 1832, 1848, 1851, vont dans le sens de cette "éducation de l'émeute". Pour autant, on assiste quand même à une remise en cause de la notion de progrès. L'allusion faite par Enjolras aux Thermopyles prouve assez ce que l'insurrection peut avoir d'atemporel. Les métaphores marines employées par Hugo pour caractériser le flot des assaillants contre la barricade ( La barricade "ne se couvrit d'assiégeants que comme la falaise d'écume, pour reparaître, l'instant d'après, escarpée, noire et formidable" (V, I, 21)) établissent des liaisons entre 1832 et la situation de l'exil en 1862, à Guernesey.

Guy Rosa: Ce qui pose problème, c'est que la métaphore du peuple océan s'applique ici aux assaillants, partisans de l'ordre.

Claude Millet: Cette remarque va dans le sens de l'analyse que l'on vient de mener sur la question de l'émeute. Il y a chez Hugo, une volonté de ne pas lisser l'événement. Il y a de l'émeute dans l'insurrection, il y a du peuple océan dans la garde nationale. Ces contradictions sont constitutives de l'événement. David Charles avait d'ailleurs analysé la barricade comme le lieu de l'hétérogénéité. Hugo donne à l'insurrection toute sa complexité en refusant de l'angéliser.

Bertrand Abraham: On pourrait reprendre ici une analyse de Deleuze dans la distinction qu'il effectue entre pensée et langue: l'émeute dans l'insurrection, c'est l'hétérogène qui résiste aux concepts.

Guy Rosa: On peut aussi considérer que Hugo n'a pas vu ces contradictions qu'il aurait peut-être fait disparaître. Les manuscrits sont remplis de corrections dont on ne voit pas bien la raison ; ailleurs on s’étonne qu’elles n’aient pas été faites. Est-on vraiment tenu de donner au texte une cohérence absolue et parfaite ?

Claude Millet: De toute façon, la métaphore océane telle qu'elle transparaît dans les Travailleurs de la mer est du côté de la force aveugle; elle s'apparente en ce sens aux soldats réprimant l'insurrection.

Thomas Bouchet: L'usage symbolique du drapeau rouge par Hugo va aussi dans le sens du brouillage des cartes. En effet, Hugo, qui a lu Rey-Dusseuil, sait que les insurgés portaient le drapeau tricolore et non le drapeau rouge sur les barricades. C'est pourtant le drapeau rouge qu'il a retenu, peut-être parce que c'est le drapeau qui était à l'honneur à Guernesey en 1862.

Sandy Petrey: Peut-être aussi parce que le drapeau rouge était perçu en 1862 comme révolutionnaire alors que le drapeau tricolore, devenu celui du régime, posait un problème de lecture et d'identification. Y a-t-il des drapeaux noirs dans Les Misérables?

Thomas Bouchet: Le drapeau noir est plutôt le drapeau lyonnais de 1834. D'autre part, le régime a pris soin, sous la plume de Montalivet de brouiller les cartes pour discréditer le mouvement de 1832 en disant que le drapeau des insurgés portait à la fois le rouge révolutionnaire et le blanc des carlistes.

Arnaud Laster: Cela n'est pas forcément qu'un mythe: on dit qu'en 1848, la barricade réduite par Hugo, alors délégué de l'Assemblée, était une barricade carliste.

Thomas Bouchet: Il est vrai que l'on a retrouvé sur les mêmes barricades des carlistes, des bonapartistes et des républicains, unis par la même notion de patriotisme, et ce, même si au coeur des combats éclatait leur profond désaccord. Il n’empêche que cette confusion n’est pas historiquement pertinente.

Marie Tapié: Au livre X, chapitres 3 et 4, il est question tout autant du drapeau rouge arboré par un homme noir à cheval, que d'un drapeau noir portant l'inscription "La République ou la mort".

Thomas Bouchet: En fait, le drapeau rouge du cavalier est un drapeau de l'avant-événement. Ce drapeau avait soulevé la réprobation générale. Heine le décrit dans un article qu'il écrit à cette époque, mais il ne l'avait pas vu lui-même.

Guy Rosa: Si ce drapeau rouge a choqué l'opinion, c'est peut-être aussi en raison de la contradiction entre la monture et le drapeau. Un drapeau rouge ne peut être porté que par un homme à pied: le cavalier relève du pouvoir. Ce serait, aujourd’hui, dans une manifestation de la Ligue, une Safrane noire (vitres fumées, antenne GPS, téléphone cellulaire, ABS, jantes en alu) sur le toit de laquelle une femme somptueuse arborerait le drapeau noir.

Arnaud Laster: Quel était le révolutionnaire de la Commune que Hugo appelait le Cavalier rouge?

Guy Rosa: En tout cas, l’un des mérites de la communication de Thomas Boucher est d’interdire la lecture commune du choix des journées de juin 1832 : événement oublié dont Hugo se sent libre de faire ce qu’il veut pour les besoins de sa cause. C'est bien plutôt que Hugo seul a su trouver les mots pour rendre compte de la complexité de cette insurrection.

Claude Millet: Il faut insister sur le caractère insaisissable de l'événement. Hugo en parle à travers des qualificatifs météoriques ou météorologiques (nuages, tempête, météores). Tout porte à comprendre qu'il y a un déterminisme de l'événement mais qu'il est très complexe, comme dans le cas d'une tempête. Il y a de l'informe dans l'événement. Le problème devient alors de donner des contours à ce qui n'en a pas.

Guy Rosa: La question du rapport de l'événement à l'histoire est en effet complexe, mais il faut l’aborder. L'événement, c'est un élément de l'infini d'en bas qui surgit. L'événement appartient en même temps à l'histoire et à l'immanence infra-historique. De même, il peut appartenir à plusieurs périodes historiques à la fois. Car il faut éviter de retomber sans le relativisme historique que sous prétexte de complexité. La distance n’est pas grande entre " c’est si complexe qu’on en reste comme deux ronds de flan " et " Comment savoir ? de toute manière la réalité nous échappe ; et d’ailleurs elle importe beaucoup moins que son retentissement -ses images- en quoi consiste sa vraie réalité ".

David Charles: Hugo se manifeste comme historien dans son attention aux petits faits, au "feuillage" de l'événement, dans des textes comme " Choses vues " par exemple. Qu'en est-il des historiens qui lui sont contemporains?

Thomas Bouchet: Très longtemps, les historiens ont méprisé les détails au profit des grands mouvements d'ensemble. Au XXe siècle, les premiers à avoir remis les petits faits à l'honneur étaient les historiens de la microstoria en Italie. Encore s'agissait-il pour eux de partir d'une analyse de détail pour en tirer des conclusions plus générales. L'attitude qui consiste à considérer les faits pour eux-mêmes et non pour ce qu'ils représentent est tout à fait récente et c'est dans ce courant que je m'inscris, en privilégiant au besoin l'analyse de la discontinuité à celle du mouvement d'ensemble.

David Charles: Mais Hugo par rapport à son contemporain Michelet, par exemple, est-il original?

Claude Millet: Je pense que cette génération d'écrivains et d'historiens a été marquée dans sa jeunesse par le goût pour la couleur locale, qui insiste beaucoup sur les détails.

Guy Rosa: Dans la démarche historique contemporaine l'intérêt porté aux détails ne déshistoricise pas les événements, au contraire. La " couleur locale ", ce n’est pas le pittoresque, ni le détail, c’est, tout au contraire, la spécificité historique d’une époque, ce qui la rend inassimilable à tout autre. Elle est exactement antithétique de la position consistant à ne voir dans l’histoire que des détails incohérents ou des représentations quasiment sans référent. Dans ce cas, l'analyse des détails ne mène qu'au constat que nous évoluons dans la non-histoire.

Josette Acher: Je songe à la démarche historique évoquée dans Notre-Dame de Paris où l'on dit reconstituer un animal disparu à partir d'une seule vertèbre, représenter donc l'histoire par le détail.

Claude Millet: Dans L'année 1817, la narration ne fait volontairement pas la distinction entre l'événement et le non-événement. L'année 1817 n'est pas constituée en événement.

Guy Rosa: Effectivement, il est surprenant que le même procédé narratif fonctionne pour le non-événement (mais pas le non-historique) et pour l’événement. Il est également étonnant de relever (après Myriam Roman, je crois) que la typologie des événements de la rue dressée par Javert, personnage qui à ce moment-là ne brille pas par l'intelligence qu'il a de la situation insurrectionnelle, est précisément le programme romanesque des Misérables!

David Charles: Ce ne serait pas la première fois que Hugo ferait prononcer des vérités par des personnages discrédités. Dans les Travailleurs de la mer, c'est le révérend Hérode qui énonce le principe de la machine à vapeur!

Guy Rosa: Faut-il considérer, inversement, que le personnage d'Enjolras n’est pas le porte-parole de Hugo lorsqu'il annonce un avenir radieux où il n'y aura plus d'événements révolutionnaires?

Arnaud Laster: Comme dans Plein Ciel, il ne s'agit pas d'une prédiction mais d'un objectif pour l'avenir. La lecture bourgeoise a trop longtemps et trop aisément discrédité Hugo en lui attribuant les propos utopiques d’Enjolras.

Guy Rosa: C'est pourtant l'horizon que l'on voit du haut de la barricade.

Arnaud Laster: Il faut mettre la barre des exigences très haut pour faire avancer les choses. C'est ce que fait Enjolras, c'est ce que fait Hugo.

Guy Rosa: Pourtant, il s'agit moins dans l'esprit de Hugo d'un objectif à atteindre que d'une vérité que l'histoire accomplira. La lecture bourgeoise qualifie le propos d’Enjolras de billevesées ; tu es bien d’accord, seulement tu les attribues au seul Enjolras.

Claude Millet: Ces distinctions nous sont difficiles à percevoir parce qu'elles sont très éloignées de notre sensibilité du XXe siècle. Le XIXe siècle conserve pour nous une allure très exotique sur ce point.

Guy Rosa: Mais c'est le XIXe siècle qui est audacieux et rigoureux dans ses exigences et le XXe siècle qui se montre timide et mou!

Arnaud Laster : En réalité, tout ceci ne me gène pas vraiment. Ce qui m’embarrasse, c’est la religion de Hugo. Surtout lorsqu’on oublie qu’il fut Président de la Ligue anticléricale -comme le rappelle opportunément la thèse récente de Mme Lalouette.

Suit une sérieuse discussion sur la nature de l’adhésion que demande la pensée de Hugo pour être comprise et exactement formulée dans le commentaire que l’on fait de ses oeuvres.

 Delphine Gleizes


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