GROUPE HUGO
Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 15 janvier 1994

Présents : Guy Rosa, Jacques Seebacher, Nicole Savy, Anne Ubersfeld, Cheng Zenghou, Arnaud Laster, Pierre Georgel, Delphine Gleizes, Franck Laurent, Bernard Leuilliot, Myriam Roman, Marguerite Delavalse, Colette Gryner, Laure Esposito, Valérie Presselin, Sophie Charleux, Valérie Papier, Ludmila Wurtz.
Excusés: David Charles, Véronique Dufief, Claude Millet, Danièle Gasiglia-Laster.


 

Nouvelles

 

  Un article de Franck Bowman intitulé "L'intertextualité dans Le Dernier Jour d'un condamné " a paru dans une revue américaine. La traduction de cet article par Carole Descamps est disponible à la Bibliothèque du XIXème. La question est de savoir si Le Dernier Jour est un texte polémique : ce n'est pas d'abord et avant tout un texte contre la peine de mort, affirme G. Rosa. J. Seebacher, rendant compte de sa lecture de l'article, explique que F. Bowman a voulu replacer Le Dernier Jour dans son contexte historique. Le livre intervient au moment où le Code Pénal, qui entérine l'unité juridique de la nation, est encore chose neuve. Cette période est celle d'un travail de fondation absolue de la République. Dans ce contexte, la question de la peine de mort, qui inaugure l'ère nouvelle, déchaîne un déferlement de pamphlets. Hugo a pour garants idéologiques et poétiques des gens comme Chateaubriand, Lamennais ou Lamartine.

Dans les quelques mois qui suivent la première publication du Dernier Jour, Hugo ajoute à son texte une préface en forme de comédie, Comédie à propos d'une tragédie. C'est une charge féroce contre tout ce qui, dans l'ordre social bourgeois, est partisan de fait de la peine de mort - par exemple le poète romantique modéré, ajoute F. Laurent -. Nombre de gens ont dît qu'il s'agissait d'un plaidoyer de plus contre la peine de mort. Nisard s'inscrit en faux contre cette opinion : pour lui, c'est un exercice de littérature frénétique, de mauvais goût, par lequel l'auteur veut montrer l'horreur et la laideur. Mais la Préface répond à l'avance aux critiques qui taxent le livre de "frénétique". Ayant, au bout du compte, triomphé de ses adversaires, tant par ses cautions prophétiques en 1830 qu'en désamorçant ce type de négations polémiques, Hugo, en 1832, peut se permettre de faire précéder la réédition du Dernier Jour d'une préface énorme qui réaffirme qu'il s'agît bien d'une lutte contre la peine de mort.

  G. Rosa nuance ce propos : la Préface de 1832 légitime la question de savoir s'il s'agit d'un ouvrage polémique ou non. Le texte préfaciel originel, sans nom d'auteur, qui dit que le "rêveur" à l'origine du livre s'est "laissé prendre" par une idée, au lieu de la prendre, exclut toute fonction polémique ; le texte de 1832, au contraire, récupère le texte pour une fonction polémique, rendant légitime la question du caractère polémique ou non du livre. Selon J. Seebacher, ce qui se passe entre 1827 et 1830 est assez compliqué pour que les uns et les autres avancent masqués, afin de vérifier que le parti prophétique, dont font partie Lamennais et Chateaubriand, résiste à l'épreuve du temps.
G. Rosa : F. Bowman parle d'intertextualité à propos du Dernier Jour parce que le livre dit, selon lui, des choses qui se disaient couramment à l'époque.

A. Laster conclut en rappelant que, comme dans le théâtre, comme dans Les Orientales, la préface du Dernier Jour donne du texte une version très édulcorée. J. Seebacher est d'accord : Les Orientales sont un texte idéologiquement capital, dont la préface dit que l'idée en est venue à l'auteur alors qu'il regardait un coucher de soleil.

F. Wilhelm a envoyé à la Bibliothèque du XIXème le catalogue d'une collection de livres d'écrivains romantiques français publiés comme des contrefaçons.

Le Centre d'études comparatives de Saint-Etienne organise un colloque en décembre 1994, sous la direction d'A. Vaillant : "Ecriture, savoir : littérature et connaissance à l'époque moderne".

Le 11 mars, au Musée d'Orsay, aura lieu un colloque sur "Littérature et musée". Le programme comporte une intervention d'A. Ubersfeld sur "Théophile Gautier et les musées étrangers", à 9h30, à l'auditorium.

P. Laforgue fera un exposé sur le statisme dans le théâtre de Hugo dans le cadre d'un colloque sur le théâtre, en mars.

S. Michaud organise, les 17 et 18 mars, un colloque sur Flora Tristan à Saint-Etienne.



Communication de Nicole Savy : « L'Europe de Victor Hugo... » (voir texte joint)


 

On rappelle que N. Savy est responsable des cours, des conférences et des débats au Service Culturel du Musée d'Orsay. Elle a soutenu à Paris 7 une thèse sur Les Misérables qui adoptait un point de vue "génético-structuralo-historique", sous la direction de J. Seebacher. C'est également elle qui a coordonné l'activité des hugoliens lors du bicentenaire. Son livre sur Hugo voyageur est à paraître.

 

Discussion

 

Littérature et politique

 A. Ubersfeld réfléchit au rapport qui lie littérature et utopie : dans la pensée de Hugo, le mot "utopie" ne désigne-t-il pas le littéraire ? La littérature est le lieu d'exposition de l'utopie. N. Savy précise qu'il n'y a pas, pour Hugo homme public, de séparation entre l'œuvre littéraire et l'œuvre politique: ce sont deux moyens d'arriver à la même chose.

A. Laster souligne, à ce propos, que l'introduction de l'exposé prête à la discussion : l'homme politique ne l'emporte jamais sur l'écrivain. N. Savy lui répond que Hugo a la volonté constante de tenir les deux ensemble. J. Seebacher ajoute que si Hugo est entré à l'Académie, c'est pour entrer ensuite à la Chambre des Pairs.

F. Laurent: Chateaubriand fait plus, dans la mesure où il est ministre, mais il fait moins, parce que pour lui la politique et la littérature ont toujours représenté une double tentation; or, dans sa vie, l'une a toujours été exclusive de l'autre. Hugo dit l'inverse : écrire, c'est faire de la politique, et vice versa.

A. Ubersfeld se demande comment Hugo définit l'articulation de l'une à l'autre: est-ce le littéraire comme travail des idées qui entraîne le politique ? Oui, répond N. Savy, parce que le roman, Les Misérables par exemple, transforme l'Histoire.

J. Seebacher explicite le rapport de l'utopie à la littérature : l'utopie consiste à vouloir que demain soit meilleur qu'aujourd'hui selon des systèmes rêvés. La littérature est l'expression d'un désir de beauté, donc de bonté.

B. Leuilliot : Hugo appartient à une génération pour qui la littérature n'est pas un métier ni une vocation. Lamennais la décrit comme un divertissement comparable à la chasse. Faire carrière implique de se lancer dans la politique ou la diplomatie. Lamennais est un bon exemple du modèle de vocation propre aux premiers temps de la Restauration. Au départ, la carrière littéraire n'a rien de glorieux. Pour comprendre le rapport de la littérature et de la politique chez Hugo, il faut partir d'Actes et Paroles. Hugo a choisi d'être un homme public. Dans l'économie des Œuvres Complètes, Actes et Paroles fait le lien avec la littérature sur des bases autobiographiques. Il faudrait comparer cela avec l'économie de l'œuvre de Chateaubriand : les œuvres littéraires n'y servent que de pièces justificatives à ses Mémoires.

G. Rosa: la question du rapport du littéraire avec le politique est mal posée si l'on ne distingue pas les lettres de la littérature. Pour un homme politique, publier un livre est une condition pour devenir réellement important. Tout bourgeois du XIXème siècle publie au moins des Mémoires. Aussi le rapport de l'écriture à la politique est-il naturel. Mais ce sont des lettres, pas de la littérature. Etre lettré et homme politique va de soi, mais poète et homme politique, non. Les deux termes sont considérés comme antinomiques. Le terme de "Poète" est adressé à Hugo comme une injure à L'Assemblée. Dans ce contexte, Lamartine et Hugo occupent une position mixte. Ils arrivent en politique en tant que poètes, mais rentrent dans le rang en publiant des discours. L'Histoire des Girondins est une publication absolument "conforme". Le Rhin est également un livre qui, dans la typologie littéraire, convient tout à fait à un homme politique. Le cas du théâtre est plus compliqué.

F. Laurent : la Conclusion du Rhin convient en effet à un homme politique, mais le texte lui-même est beaucoup trop hétérogène pour cela. On l'a reproché à Hugo.

V. Presselin : Ballanche tente de définir le rapport entre politique et poésie comme les deux revers d'une même médaille, dans Orphée. On y voit un prince-poète qui, grâce à sa lyre, entraîne tous les hommes à sa suite. Chateaubriand, Lamartine, Hugo s'en sont sans doute inspirés. F. Laurent rappelle que l'idée du poète-prophète était "en l'air" à l'époque. Mais, poursuit V. Presselin, sous la Restauration, qu'un poète se mêle de politique était une idée courante dans les milieux contre-révolutionnaires. Une idée courante, reprend F. Laurent, mais mal acceptée. Les poètes engagés dans la politique sont toujours sur le fil. Il y a envers eux une résistance farouche de la part des tenants réels du pouvoir.

 

Hugo anarchiste ?

 A. Ubersfeld rappelle que Hugo a une inquiétude constante vis-à-vis de l'Etat. Il a une forme d'anarchisme, liée à l'écriture de l'utopie, qui l'empêche d'accepter une fonction au sein de l'Etat.

F. Laurent : alors qu'il parle, dans Le Rhin, de l'homogénéisation de l'Europe, d'une civilisation commune, Hugo passe son temps à honnir le système métrique, qui est, précisément, un moyen d'homogénéisation et de civilisation commune - cela, parce que le système métrique est imposé par l'Etat. J. Seebacher pense, lui, que c'est plutôt en raison de son âge : le système métrique devient obligatoire en 1840 et met cinquante ans au moins à se mettre en place.

B. Leuilliot : l'anarchisme de Hugo n'est pas étranger à la pensée contre-révolutionnaire de Bonald. La prétention à légiférer incluse dans le projet révolutionnaire a toujours parue ridicule aux contre-révolutionnaires : elle consistait, pour eux, à mettre une constitution artificielle en lieu et place de la constitution naturelle que la société ne manquerait pas de retrouver en se régénérant.

F. Laurent ajoute que Hugo passe à un anarchisme de gauche par ses prises de position répétées sur le communalisme.

B. Leuilliot pense au contraire que Hugo est resté ultra toute sa vie, gardant en tête l'idée qu'on "ne peut pas dire que le soleil a tort".

A. Ubersfeld estime, elle, que la forme d'anarchie propre à Hugo démontre une fois de plus qu'il est capable d'unir des idées qui ne devraient pas aller ensemble. C'est ce qui fait sa force.

B. Leuilliot insiste : Hugo est resté le même, c'est le paysage qui a défilé.

A. Laster intervient pour dire que les faits sont têtus et qu'ils prouvent que Hugo a changé.

Pourtant, remarque B. Leuilliot, dans Choses vues, Hugo, parlant du Congrès de la Paix de 1849, avoue avoir été "sot et ridicule, en particulier au Congrès de la Paix".

Mais Hugo reconnaît souvent qu'il a un côté bête et patriote, lui répond A. Laster. Et puis, pourquoi ridicule ? Gwynplaine est-il ridicule à la Chambre des Lords ? On s'attarde toujours sur Le Rhin comme sur une œuvre maîtresse. Mais Hugo évolue et marche : d'un point de vue politique, il est bien meilleur dans les Congrès de la Paix de 1849 et de 1867.

G. Rosa se demande à ce propos comment il se fait que Hugo, personnalité du parti de l'Ordre, ait été bombardé président du Congrès de la Paix de 1849.

 

La marche, le bord, la frontière

  J. Seebacher revient sur le voyage de 1843. Hugo ne voyage pas toujours dans le Rhin de nos ancêtres : ses voyages sont systématiquement organisés par la méthode philosophique des bornes, des frontières. Il est plus commode d'attraper un sujet par les bords, dit Montaigne. Aussi ne faut-il pas exclure des voyages de Hugo ceux qu'il a faits sur la côte française, en Bretagne et en Normandie, ni son travail sur la défense du littoral. En fait, Hugo voyage sur les frontières douteuses du phénomène français. La notion de frontière se développe à partir de la constitution classique, "seizièmiste", d'une royauté de France. La France est une royauté qui essaie d'intérioriser la notion de pouvoir d'Empire, alors qu'elle n'est pas véritablement un Empire, qu'elle n'a pas de marches. On peut considérer le tableau de la France inclus dans l'Histoire de la France au Moyen-Age de Michelet comme l'acte fondateur de l'Histoire nouvelle. Or, le tableau des provinces françaises est organisé par Michelet en un système de compensations. C'est par la compensation des différences, qui s'équilibrent et s'annulent, que se constitue le Moi de la France, d'emblée considérée comme une France universelle. Le travail de Michelet participe à la constitution de la personnalité de la France. "Rome civilise par les armes et les lois, la Grèce par le rayonnement" : "rayonnement" est un terme utopique, apparemment vide de sens, qui s'applique aussi, à l'époque, à la France ; c'est cette espèce de neutralité française que Hugo est allé sonder dans les marges, les marches. Aussi va-t-il voir le pays basque à la manière d'un enquêteur. Cette notion de neutralité française a pour modèle parfait la souveraineté de l'esprit universel telle que la décrit Voltaire.

A. Ubersfeld : l'idée de l'Europe comme système d'équilibres est tout de suite chez Hugo. Dans Hernani, l'Europe est présentée comme un édifice avec deux hommes au sommet. Dans Le Roi s'amuse, quand Triboulet rêve du moment où François 1er sera mort, il dit que l'Europe en pleurs devra chercher son "équilibre" ailleurs. D'autre part, le problème de l'équilibre de l'entité européenne par les mariages princiers est omniprésent : qu'on pense à Marie Tudor. De même, le mariage allemand est un des enjeux du Roi s'amuse. Hugo recherche, autour de la notion d'Europe, un équilibre entre des choses très diverses : entre le pouvoir matériel et le pouvoir spirituel, par exemple, dans Hernani.

Il y a, dans le voyage de 1843, reprend J. Seebacher, des connexions de type sexuel. Le pays basque est aussi celui d'un désir, d'un amour. Les Basques, explique par ailleurs J. Seebacher, se sont rebellés contre les Espagnols qui venaient de vaincre les Carlistes. Ces Espagnols, vaguement progressistes, combattaient dans les Carlistes les tenants de l'arbitraire de Don Carlos. Hugo est arrivé en Espagne au moment où Espartero, vainqueur des Carlistes, était évincé pour cause de mégalomanie. L'Espagne était alors à la veille d'années d'anarchie. Il y a, ajoute J. Seebacher, quelque chose de saisissant dans le refus de certains organismes de voir ce qui est en train de se faire : les Basques, par exemple, sont devenus Carlistes pour sauvegarder leur identité.

Sous la Monarchie de Juillet, la gauche, à l'Assemblée, soutient des positions va-t-en-guerre; ces hommes qui appartiennent théoriquement au parti du Mouvement veulent pousser la France dans des guerres européennes contre les rois. Lamartine passe à gauche le 3 mai 1843 à la Chambre, en réponse au discours de Guizot sur la question espagnole. Plutôt que d'essayer de rendre la droite progressiste, il décide d'aller unifier et discipliner la gauche. Or, Hugo écrit une lettre à Lamartine pendant le voyage de 1843.

F. Laurent réfléchit à l'aptitude précoce de Hugo à prendre les problèmes par les bords, par les marches. C'est un procédé systématique dans Les Orientales : il y décrit les marches orientales de l'Europe; la Grèce, les Balkans, le Danube, l'Espagne, l'Ukraine sont les lieux de l'Orient dans le recueil. Haïti aussi est un mélange bizarre, à la fois pointe avancée de l'Europe en terre américaine et territoire habité par des Africains exilés.

Dans la machinerie hugolienne des "bords", les provinces frontières de la France constituent un sas pour circuler vers l'extérieur. Michelet dit au contraire que ces provinces constituent des petits pays en face, c'est-à-dire contre, l'Angleterre et l'Allemagne. Ces provinces sont, selon lui, tournées contre l'étranger pour l'empêcher d'entrer, le repousser à l'extérieur - non pour permettre la circulation. Le centre de la France, dès lors, se caractérise par l'atonie ; c'est en cela qu'il est un centre unificateur. Pour Guizot, la civilisation de la France se confond avec la civilisation de l'Europe parce que, si l'on caricature un peu, c'est une civilisation qui n'existe pas. Telle un carrefour, la France se contente de collecter et de redistribuer. Elle est le carrefour central de l'Europe, et, en cela, elle est un élément constitutif de la civilisation européenne. Elle joue pour l'Europe le même rôle que Paris pour la France.

F. Laurent fait référence à la notion de "paysage-histoire" utilisée par Gracq. Lors d'un voyage en Provence en 1939, l'écrivain dit à propos des gorges d'Ollioules qu'il y manque un "événement" pour qu'elles soient aussi célèbres que les Fourches Caudines.

Le centre hugolien de l'Europe se situe autour du Rhin, alors que Paris est le centre du monde. Le théâtre permet à Hugo, mieux que tout autre genre, de poser la question du centre de l'Europe. Il a écrit, en effet, trois drames espagnols, deux anglais, deux français, et tardivement un drame allemand. Chaque drame remet en cause l'idée européenne. L'utilité du voyage hugolien est toujours en relation directe avec l'événement. Le drame Les Jumeaux le prouve ; ce drame français de 1839 se termine sur la question de l'Europe. Il se situe à l'époque où le programme européen (le projet d'un espace européen construit par la paix) se met en place sous la direction de Mazarin. Or, c'est à l'époque où il écrit ce drame que Hugo voyage aussi dans le Rhin. L'idée, dont rend compte la Conclusion du Rhin, de la nécessaire union entre la France et l'Allemagne, qui seule permettrait la constitution de l'Europe, intervient alors que le modèle de la civilisation par la paix est formulé dans Les Jumeaux et après la querelle du Rhin. Cette connexion permet de minimiser l'importance de l'idée de cette "double clé de voûte" que seraient la France et l'Allemagne: pour Hugo, c'est une idée circonstancielle, rien de plus.

 

Paysage mythique, paysage politique

A. Laster et A. Ubersfeld critiquent le côté biographiste de l'approche mise en œuvre par l'exposé : l'exposé, en effet, suggère que c'est parce que Hugo n'a voyagé qu'en Europe du Nord que son imaginaire est celui de l'Europe du Nord. Or c'est le contraire : l'imaginaire dépasse les voyages; Hugo choisit de visiter l'Allemagne parce qu'il a déjà une certaine idée de l'Allemagne.

A. Ubersfeld rappelle que la présence de l'Europe par opposition à la France se donne déjà à lire dans la rêverie de Triboulet sur le corps de François 1er. A. Laster ajoute que l'Allemagne apparaît déjà dans Hernani. F. Laurent précise que Charles Quint est mi-allemand, mi-français. Il est la dernière grande figure historique à avoir résisté à une vision territorialiste des nations.

J. Acher: dans la Conclusion du Rhin, Hugo compare le Nord qui a froid au peuple qui a faim. Pour Hugo, le Nord est davantage que le Sud le lieu du peuple et de la misère. Le Nord pauvre est présenté comme le réservoir des invasions.
B. Leuilliot: la ligne Nord-Sud est inséparable de l'idée d'une ligne Saint-Malo-Genève, issue des statistiques de Dupin. Le Nord serait industrieux et progressiste, le Sud, rétrograde et analphabète. C'est, vers 1827-1828, une idée reçue. Quand Hugo parle de la ligne Nord-Sud, il ne peut pas ne pas avoir cela à l'esprit. Han d’Islande véhicule l'idée, qui remonte à Montaigne, du Nord légiférant opposé au Sud tyrannique.

A. Laster estime qu'on ne peut pas donner de la conception hugolienne de l'Europe une vision statique, parce que c'est un homme qui progresse. L'exposé a le mérite de suivre cette évolution : du mythique, on arrive finalement au politique.

J. Seebacher. le but de Hugo, entre 1876 et 1878, est de transformer l'idéologie européenne aristocratique de Voltaire en une idéologie des peuples. G. Rosa lui objecte qu'à l'époque, la revanche était à l'ordre du jour. Hugo lui-même a dit alors que la guerre à venir était inéluctable. A. Laster fait remarquer que cette guerre était considérée par Hugo comme une étape dans la constitution des Etats Unis d'Europe, puis des Etats Unis du monde.

F. Laurent : l'idée d'une revanche à prendre apparaît dans L'Education sentimentale; le personnage de Regimbart, quand on lui pose une question, répond invariablement qu'il veut la rive gauche du Rhin.

J. Seebacher ajoute que l'idée européenne de Hugo consiste à neutraliser les conflits centrés autour du Rhin dans un espace de neutralité qui serait l'Europe.

Le but de Hugo, précise F. Laurent, est aussi que l'Angleterre perde la fenêtre continentale qu'elle a en Hollande et en Belgique.

On ne peut pourtant pas dire, objecte A. Laster, que Hugo exclut l'Angleterre de l'Europe.

G. Rosa dit à N. Savy qu'il a bien compris que l'idée européenne avait un double fondement chez Hugo: personnel, mythique, d'une part et, d'autre part, proprement politique, lié à l'expansion révolutionnaire et nationaliste. Mais il ne comprend pas le rapport qui lie ces deux fondements.

N. Savy lui répond qu'il y a une adéquation du projet politique et du choix de sa centralité avec le paysage mythique hugolien. Il y a un rapport d'identité entre l'expérience des voyages et la constitution du projet politique. Les deux se superposent et se légitiment sans se contredire.

Les fondements de l'Europe

  G. Rosa: le souvenir de l'impérialisme français au XVIIIème siècle incite la génération de Hugo à considérer l'Europe napoléonienne à la fois comme l'achèvement et comme la destruction de cette hégémonie. L'achèvement catastrophique qui détruit l'Europe sous l'Empire pose la question de l'Europe avec acuité, alors qu'elle ne se posait pas avant.

F. Laurent: il y a une connexion évidente et importante entre la Révolution Française et l'Europe. L'Europe, en effet, n'a été unie que d'une manière impériale (et cela a abouti au despotisme et à l'échec) ou sous la forme d'une alliance des monarchies contre le pouvoir révolutionnaire. Pour les penseurs d'une Europe unie, la question se pose de la définir sous les auspices d'une pensée héritière de la Révolution, et non plus traître à la Révolution. C'est finalement ce qui est mis en avant par les penseurs de l'Europe "de gauche" : selon eux, la France a une avance sur les autres pays européens parce qu'elle a fait la Révolution. Si l'on veut penser une Europe à venir qui ne soit pas monarchique ou despotique, il faut tenir compte de cette expérience de progrès faite par la France. Mais Mazzini, dans sa plaquette De l'initiative révolutionnaire en Europe, affirme qu'on croit à tort que la France continue à avoir l'initiative de la Révolution en Europe. Elle ne conserve pas cette initiative: la Révolution Française est l'achèvement de la Révolution de l'Homme amorcée par le christianisme ; la révolution à venir est celle de l'humanité. Dans ce domaine, la France n'a donc plus aucune prérogative.

Hugo, ajoute A. Laster, ne dit jamais qu'il faut refaire 1789.

A. Ubersfeld : pour Hugo, la révolution n'est pas un élément politique, mais une pensée universalisante.

G. Rosa : l'idée de l'Europe est moins surprenante au XIXème siècle si l'on se rend compte qu'à l'époque, l'Europe était la plus grande puissance impérialiste. Il y avait une unité de fait de l'Europe, causée par sa puissance.

A. Laster : mais l'idée de l'Europe que défend Hugo est utopique.

G. Rosa: elle est plus utopique au XXème siècle qu'au XIXème, parce qu'elle se fonde alors sur la puissance montante de l'Europe. Aujourd'hui, on essaie de reconstituer une unité européenne sur une faiblesse. Sous le Second Empire, l'Europe, au contraire, se donne pour mission de "civiliser" l'Afrique : cette idée de "mission" n'est rien d'autre que la prise en compte de la réalité du colonialisme. D'autre part, poursuit G. Rosa, l'exposé dit que Hugo est le "promoteur d'un mythe qui s'inscrit par saccades sanglantes dans l'Histoire". Mais toutes les saccades n'ont pas le même statut. Si l'Empire napoléonien et la guerre de 70 inscrivent le mythe dans l'Histoire, les guerres de 14 et de 45 détruisent au contraire la puissance impérialiste de l'Europe.

 

Ludmila Wurtz


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