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Séance du 20 novembre 1993

Présents : Anne Ubersfeld, Jacques Seebacher, Pierre Georgel, Colette Gryner, Véronique Dufief, David Charles, Franck Laurent, Claude Millet, Caroline Raineri, Catherine Treilhou-Balaudé, Myriam Roman, Delphine Gleizes, Laure Esposito, Sophie Charleux, Guillaume Bernardi, Jessica Berthe, Marguerite Delavalse, Josette Acher, Bertrand Abraham Ludmila Wurtz.


 

Informations

Nouvelles

... du calendrier:

- Jean-Claude Yon. historien de formation et auteur d'une thèse sur Scribe, parlera le 19 mars des rapports de Scribe et de Hugo. Il partagera la séance avec Gabrielle Malandain, qui exposera l'état de la situation critique de Châtiments, à l'occasion de la parution, sous sa direction, d'une nouvelle édition du recueil.

- Corinne Chuat fera, au cours de la séance du 30 avril, un exposé sur les langues (le basque, l'espagnol ... ) dans le Voyage de 1843, Les Travailleurs de la Mer et L’Homme qui rit.

... mais pas seulement:

- C. Treilhou-Balaudé soutiendra sa thèse sur "Shakespeare et le romantisme" le 13 janvier, à 9h, dans la salle Bourjeat de la Sorbonne.

Le 26 février, au sein du groupe de recherche "Chaos" de Paris III, Dominique Peyrache-Leborgne fera une intervention sur "Le motif du chaos dans les œuvres de Hugo et de Shelley: de la thématique poétique à la philosophie personnelle."

- J. Seebacher, de retour de San Sebastian, présente mille excuses pour les erreurs grossières qu'il a relevées dans le Tome Voyages de la collection "Bouquins" en feuilletant le Voyage en Espagne. Ainsi, Espartero, général espagnol devenu régent à la place de la reine Marie-Christine, n'est pas un général carliste, comme le dit une note. Il a au contraire combattu les Carlistes. De même, Saint Ignace de Loyola n'a pas vécu au IXème siècle, mais au XVIème.

- C. Millet cherche à obtenir des renseignements sur Mme Lefort: tout ce que l'on sait d'elle, c'est qu'elle était à Guernesey en 1858 et que Hugo lui a dédié un poème au sein d'une série datée de 1859.

Où l'on parle même de tout autre chose...

- On rappelle l'utilité du Lessure, qui se trouve à la Bibliothèque du XIXème. Cet Annuaire historique de la France et des Français, tributaire d'une idéologie bourgeoise conservatrice et anti-romantique, rend compte, par exemple, de tous les débats à la Chambre à partir de 1818, mais propose aussi des statistiques, des documents, les faits divers qui ont occupé l'opinion, etc. A sa lecture, on se rend compte que, si Hugo part pour l'Espagne en 1843, c'est parce qu'il a entendu, le 2 mars 1843, le discours de Guizot expliquant à la Chambre pourquoi le gouvernement français n'est pas intervenu en Espagne. C'est aussi le jour où Lamartine passe à gauche. Sur la même voie, Hugo part pour l'Espagne afin de réaliser sur le terrain une enquête sur le programme politique qu'il a placé à la fin du Rhin. En cela, il rejoint Chateaubriand, parti quelques années plus tôt pour l'Espagne afin d'y comprendre pourquoi les Basques avaient été carlistes. Ce voyage est aussi un retour sur les lieux de l'enfance et des premières amours. On trouve aussi dans le Lessure l'explication précise du déclenchement de 1830, rappelle A. Ubersfeld. Les patrons imprimeurs sont allés chercher des armes et les ont mises dans les mains de leurs ouvriers en leur disant d'aller se battre pour les principes de 1789; cela, parce qu'ils espéraient que la liberté de la presse donnerait un "coup de pouce" à l'imprimerie, alors en situation difficile.


Communication de Colette Gryner  : «Le langage de l'enfance chez Hugo et Rousseau»  (voir texte joint)


Discussion

- A. Ubersfeld rappelle que l'enfant, chez Hugo, est souvent une image du peuple en enfance. Aussi le langage de l'enfant a-t-il une dimension politique dont il importe de rendre compte. L'hypothèse d'A. Ubersfeld est que Hugo, dans L'Art d'être Grand-père, situe délibérément l’enfant / peuple en-deçà du langage articulé: le rôle du Poète, dès lors, est de le faire comprendre des puissants.

Donc, poursuit J. Seebacher, tant qu'on, c'est-à-dire les puissants, n'aura pas appris au peuple comment parler, il n'aura qu'à se taire ! Ne serait-ce pas là, de la part de Hugo, un moyen pédagogique larvé pour faire comprendre au peuple qu'il n'a pas encore les moyens articulés et articulatoires de prendre le pouvoir ? C'est une manière de dire au peuple qu'une prise de pouvoir anticipée ne pourrait donner que des bains de sang - ce que l'Histoire a d'ailleurs confirmé dans une certaine mesure.

 

- A une question de J. Seebacher sur la présence du cratylisme chez Rousseau, C. Millet répond que le discours de Rousseau est, à cet égard, dans le prolongement de celui de Platon.

J. Seebacher s'interroge sur le rôle de l'imprimerie, de la diffusion des idées par la presse dans le discours de Rousseau. En dehors du côté colossal de cette œuvre humaine, y a-t-il là une référence à la théorie sur l'origine des langues? Contrairement au texte biblique, les commentaires "cléricaux" considèrent le mythe de Babel, c'est-à-dire la confusion des langues qui rend signifiante l'assonance "babil"/"Babel", comme une punition. Le péché d'orgueil de l'humanité, qui a défié Dieu, serait puni par le fait de parler des langues différentes.

Qu'en est-il chez Hugo? Reste-t-il, dans sa conception du langage, des éléments de faute, de souffrance ?

 

- D'autre part, poursuit J. Seebacher, il y a, certes, opposition entre le monstre qui ruait et l'enfant qui jase. Mais tous deux sont une émergence hors du chaos. Dans "Le poème du Jardin des Plantes", poursuit A. Ubersfeld, la bête et l'enfant sont tous deux dans l'attente - de quoi ? Le paradoxe est que les enfants apprennent à parler, et les bêtes non. Que faire, dès lors, du rapport entre la parole et la raison?

A beaucoup de ces questions, répond V. Dufief, on trouve des réponses dans La Fin de Satan. Hugo y explique ce qui permet au Poète de s'identifier à Satan, et donc de se situer à la lisière de la morale et de l'esthétique. "Le poème du Jardin des Plantes", reprend A. Ubersfeld, est une autre fin de Satan; le dernier vers du poème n'est-il pas: "Quelle promesse au fond du sourire des anges!". Il y a aussi, dans cette espérance des monstres, un rappel de la fin de "Ce que dit la Bouche d'Ombre".

Pour parler du langage chez Hugo, dit C. Treilhou-Balaudé, il est nécessaire d'étudier La Forêt mouillée. Les animaux et les fleurs y parlent un langage satirique et subversif. Dans ce texte, il y a la tentation d'un retour au chaos, un désir du grincement, le désir d'un langage où les mots s'entrechoqueraient. Cette parole des bêtes et de la nature est une figuration du langage de l'enfance. Il faut, en effet, poursuit J. Seebacher, insister sur le bruit, sur l'absence d'harmonie. Ce langage est un chantier sans quoi il n'y a pas de sortie de l'enfance.

C. Millet: quelque chose qui ressemble à la séparation, à la discorde, pèse sur le langage. Ce qui est visé dans l'attente des enfants et des bêtes, ce n'est pas la rédemption, mais la réparation de la discorde - qu'il ne faut pas confondre avec une harmonisation de la parole. Ce n'est pas l’unité de la parole, mais l'unité des paroles qui est espérée. Il faut, en 1877, sauver la nature et la société de la séparation des paroles. Cette Babel-là n'a pas pour solution la symphonie. C'est pourquoi la parole de l'enfant est chaotique: elle retourne la babélisation en chaos, en gésine, en germe de devenir. La poésie hugolienne est, en effet, souvent une poésie du bruit: ce bruit est une catastrophe qui se retourne en chantier; en aucun cas il ne s'agit, dans L'Art d'être Grand-père, de résorber le chaos. Il s'agit au contraire, précise C. Treilhou-Balaudé, de le faire entendre poétiquement, comme un langage en liberté.

Il y a une contradiction forte dans la théorie du langage de Hugo, remarque A. Ubersfeld. Hugo donne la parole à ce qui ne parle pas, d'une part en montrant cette parole, en l'exhibant, d'autre part en la traduisant. La contradiction réside dans cette parole montrée comme chaos, comme en-deçà du logos, et pourtant traduite. La parole de l'infans est, à la fois, traduite et donc montrée comme intelligible, et exhibée comme non intelligible. Il y a là une volonté de l'impossible: faire parler ce qui ne parle pas tout en lui laissant son statut de sujet non parlant.

F. Laurent: l'opposition entre ordre et chaos est difficile à manier chez Hugo, parce que ces termes ne sont pas prédéfinis. Ils peuvent échanger leurs valeurs selon les contextes. La tendance "lourde", pourtant, est que ce qui est proposé par Hugo comme "ordre" passe toujours par une simplification abusive - et donc, en tant que tel, est faux et dangereux. C'est le côté "anar" de Hugo. Au XIXème siècle, les figures de l'ordre proposées ne sont des figures de l'ordre qu'à proportion de ce qu'elles laissent hors du champ de vision. Hugo, au contraire, veut faire revenir dans le champ ce que cette conformation hâtive a exclu. C'est ainsi que fonctionne la thématique de Babel: il ne faut pas revenir au chaos, ni harmoniser le réel, mais faire en sorte que tout ce qui n'est pas pris dans la machine de l'ordre devienne visible et audible. Par conséquent, la machine de l'ordre explose.

B. Abraham: ce retour du chaos au sein d'un ordre passe par la transversalité. Babel, c'est d'abord une tour: il s'agit de faire revenir dans l'organisé les listes, les concrétions, les amalgames. La tour est une espèce d'empilement qui renvoie a un langage non linéarisé.

J. Seebacher cite à ce propos l'article de Sainte-Beuve sur Hugo qui figure dans l'Histoire de la Littérature : "Il est plus volontiers vertical par rapport à la trame humaine". Babel, c'est, en effet. d'abord une histoire de verticalité. On croit, comme je l'ai dit tout à l'heure, que Babel est une punition du péché d'orgueil. Or, ce n'est dit nulle part dans le texte biblique. Ce que dit le texte, c'est que les hommes se sont mis à construire une tour pour se faire un nom. Babel n'est que la tentative par les hommes d'obtenir de la gloire, de pouvoir se dénommer. Les Elohim (pluriel désignant Dieu), voyant cela du ciel, se rendent compte que, si les hommes ont trouvé le moyen de fabriquer des briques et du bitume pour les lier, il leur faudra peu de temps pour les rattraper jusque dans le ciel. Refusant cette concurrence des hommes, les Elohim décident de "confondre", de babéliser (où l'on trouve une assonance avec "blbl", ou "blabla" ) leur langue. Les hommes, ne se comprenant plus, ne peuvent achever leur tour et deviennent horizontaux. Ce mythe renvoie à une réalité linguistique: avant la diversification des langues, la langue originelle n'était pas une vraie langue, puisqu'il y avait un mot pour désigner chaque chose, que le mot et la chose étaient donc confondus. Dire le mot revenait à dire la vérité même de la chose, dans une espèce de vision directe de Dieu, de l'essentialité. Or, qu'est-ce que les briques'? Les briques répondent à un très petit nombre de modèles. Or, le passage du cratylisme à la diversification des langues passe par la capacité à n'avoir plus un nom pour chaque chose, c'est-à-dire un nombre infini de mots, mais une finitude restreinte de phonèmes. Il y a vingt-deux lettres en hébreu, donc vingt-deux modèles de briques. Les briques et le bitume pour les assembler renvoient à la théorie même de la double articulation.

Le mythe de Babel ne sanctionne donc aucun péché, mais enregistre l'expérience historique de l'effarement des Juifs devant Babylone, figure de la civilisation industrielle. C'est un mythe de l'invention de l'histoire en même temps qu'un mythe de l'invention des langues. Il ne peut y avoir une seule langue, puisque la langue n'existe que dans la mesure où il y a différenciation du mot et de la chose. D'où une théorie du malheur de la différenciation. Avant la différenciation, en effet, les hommes vivaient dans une transparence absolue. Tout se passe comme si Babel était une reprise du mythe du péché originel: les hommes ont mangé la pomme de la différenciation. Il est intéressant, à cet égard, de noter qu'en hébreu "l'arbre de la différence du bien et du mal" pourrait aussi bien se dire "l’arbre de la différence du jour et de la nuit". Le mot hébreu renferme le concept de "différence" sans aucune connotation morale.

En inventant la différence, les hommes ont inventé le travail. Quand le concept se confondait avec la chose même, il n'y avait pas de travail, ni de frontière, ni de différence des générations. On vivait dans une immanence de la transcendance. En inventant la différenciation, les hommes ont donc inventé la mort et le progrès.

 Ludmila Wurtz


Composante " Littérature et civilisation du 19° siècle"de l'équipe CERILAC; responsable Claude Millet
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