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Séance du 16 janvier 1993

Présents : Guy Rosa. Arnaud Laster, Anne Ubersfeld, Frédéric Di Serrio, Jean-Charles Angrand. Colette Gryner, Laure Esposito, Marguerite Delavalse, Franck Laurent, Claude Millet, Louise Cooper. Jean-Marc Hovasse, Véronique Dufief, Pierre Georgel, Bernard Leuilliot, Josette Acher. Bertrand Abraham, Corinne Chuat, Ludmila Wurtz.


 

Informations

- Une représentation de Marie Tudor au Théâtre des Sources (46 6130 03) de Fontenay-aux-Roses, le 7 février à 15h30.

 

- …et une autre Marie Tudor, à Créteil celle-là, mise en scène par Daniel Mesguisch. A. Laster est consterné: "Seul le silence est grand." A. Ubersfeld, moins sévère, attend de revoir la pièce: selon le metteur en scène, le spectacle aurait beaucoup changé depuis sa création a Lille.

 

- B. Leuilliot signale la vacance d'une chaire de littérature française à l'Université de Sarrebrück.


Communication de Franck Laurent  : «L'Europe dans l'oeuvre de Hugo avant l'exil ou La politique des deux infinis»  (voir texte joint)


(vifs applaudissements)

Discussion

C. Millet se demande si l'échec de l'empereur n'est dû qu'à sa solitude. Dans Hernani, l’échec de Don Carlos a son origine dans l'échec de sa politique intérieure: sa première décision n'est-elle pas la nomination de Don Ricardo, sorte de "flic en chef"? Certes, il s'agit d'une des figures les plus positives de l'empereur, mais...

L'empereur est un "soleil qui se lève", poursuit A. Laster, mais qui sort de la nuit de Don Carlos! Une phrase du Rhin lui revient en mémoire: "La dure clarté du soleil fatigue les mines et importune la tristesse des statues."

 

A. Ubersfeld : l'exposé de F. Laurent rend possible une lecture intelligente des Burgraves.

Le symbolisme politique de la pièce est beaucoup plus riche qu’on ne le pensait. Cependant, je ne souscris pas à l'analyse de Guanhumara: c'est une figure du peuple, mais c'est aussi une mère-sorcière, le double de la Reine de la Nuit de Mozart. Elle est celle qui doit disparaître dans le suicide, dans l'évanouissement.

Si Les Burgraves est une "trilogie", c'est à cause des trois mouvements du temps: tout d'abord, l'épisode du meurtre, qui est invisible; puis, Job, qui représente le tribalisme féodal, et enfin, Barberousse, qui incarne une idée unificatrice, par exemple dans le monologue du dernier acte. Dès lors, le fratricide inabouti devient intéressant: il y a un retour de l'idée d'unité après ce qui en a été censément le meurtre. La présence du peuple est, à cet égard, significative: au début, il apparaît en captivité; Guanhumara est mise en esclavage. Le peuple est désiré, mais piétiné: il revient sous la forme d'un passé destructeur.

G. Rosa: il y a trois phases interprétatives, ou plutôt trois phases historiques de la Mauserturm: la transformation du peuple en rats, qui constitue le mythe originel; puis "Maus" n'est plus interprété au sens de "souris", mais au sens de "douane"; et la douane devient finalement une forge. La description des ouvriers dans la forge, ajoute F. Laurent, est une véritable description de l'enfer de Vulcain. Le peuple, poursuit G. Rosa, constitue un infini menaçant, dangereux. La superposition de ses trois transformations: en rats qui dévorent un archevêque, en douane, puis en forge, est une conjonction des infinis spatial et social et de la condamnation de la civilisation du progrès; il y a dégradation en douane et en forge. Autrement dit: c'était quand même mieux quand les rats dévoraient les archevêques!

 

L'exposé de F. Laurent, poursuit G. Rosa, est novateur dans la mesure où il permet de comprendre la pensée politique et sociale de Hugo avant l'exil. Auparavant, des choses partielles avaient été dites à propos de notions autonomes, comme, par exemple, la civilisation; ici, ces notions sont articulées entre elles. L'autre "trouvaille" de l'exposé est l'articulation des deux infinis, qui rend compte des fluctuations d'une pensée fixe en apparence.

F. Laurent précise, à ce propos, que le recueil des Chants du Crépuscule enregistre un renversement complet de la parole hugolienne; ce renversement s'opère à l'intérieur même du recueil, autour de 1835 Les poèmes écrits jusqu'en 1834 ne sont pas sans rappeler le journal du jeune Mirabeau. Au contraire, à partir de 1835, les poèmes sont porteurs d'un désir de calme politique, d'une lassitude face aux émeutes; on ne peut plus dormir! Il y a d'ailleurs un système de fausse datation dans le recueil: certains poèmes sont antidatés pour donner l'illusion qu'ils ont été écrits entre 1830 et 1834, alors qu'ils datent en réalité de 1835; parmi ceux-ci, on petit citer l'un des poèmes à Canaris. Or, Canaris intervient dans le recueil comme un héros à la recherche de solutions de rechange peu dangereuses à l’histoire qui se déroule sous ses yeux. Les recueils lyriques de Hugo fonctionnent sur un registre politique absolument différent de celui du théâtre. Tout se passe comme si la pensée politique à l'œuvre dans la poésie était "en retard" sur celle à l'œuvre dans le théâtre; Il est impossible de raccorder les deux.

Peut-être, suggère A. Laster, parce que la fiction dramatique, en tant que fiction, permet une plus grande audace politique. Alors que dans la poésie lyrique, poursuit F. Laurent, il s'agit de la constitution d'un moi... de ce point de vue, la poésie est un anti-théâtre.

Hugo, ajoute A. Ubersfeld, se considère comme responsable de ce qu'il dit dans la poésie lyrique. Le théâtre fait éclater cette notion.

F. Laurent précise que Barberousse incarne l'empereur du Saint-Empire, tout comme Don Carlos. Or, le Saint-Empire est pour Hugo, on le voit dans Hernani, le lieu de figuration de la monarchie universelle. Don Carlos est transnational, sa mère est espagnole, son père allemand, et il se définit lui-même comme un "bourgeois de Gand". Mais l'horizon de Barberousse, c'est l'Allemagne; quand il dresse la liste des signes de décadence de l'Allemagne, il y fait figurer le fait que le Duc de Bohême, un slave, est électeur. Le nationalisme du XIXème siècle est tout proche dans Les Burgraves.

Les Burgraves ajoute A. Ubersfeld, constitue à cet égard une régression par rapport à Hernani. Un appel du poète est ambigu: tout se passe comme si l'avenir était bouché.

Marie Tudor, poursuit F. Laurent, est sans doute la pièce la plus cosmopolite de Hugo. C'est aussi, dit A. Ubersfeld, la seule où le rapport à l'actualité est flagrant: la pièce parle clairement de la Révolution de Juillet. Et pour parler de 1830, ajoute F. Laurent, Hugo convoque un champ géographique européen étonnant par le biais de la nationalité des personnages.

 

P. Georgel revient sur Hernani: dans le patrimoine de Charles Quint, il y a, bien sûr, le cosmopolitisme, mais aussi une instance essentielle qui est l'empire; l'empire légitime ce qui, autrement, ne serait qu'un patchwork de possessions. C'est ce qui le rend très différent de Charles II, qui n'a, lui, hérité que d'un morceau informe du patchwork, non coordonné par un principe unificateur.

F. Laurent a lu dans La Révolution Française de De Broglie que Charles Quint lui-même savait que l’empire n'existait pas, que le pouvoir réel était celui du roi. Or, par un hasard dynastique, Charles Quint a hérité de plusieurs royaumes, donc d'un pouvoir véritable. C'est alors qu'il a clairement pris conscience du fait que la fiction de l'empire, en tant que simple principe unificateur, sans troupes, sans impôts qui lui soient attachés, était le seul moyen de donner une unité au patchwork de ses possessions.

Une autre idée capitale, reprend A. Ubersfeld, est celle de l'élection. La charge d'empereur n'est pas héréditaire; il y a deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet, dit Hugo, ce sont l'empereur et le pape.

F. Laurent: Hugo montre que les républiques avec des chefs élus ne tiennent pas, qu'elles se font englober par les monarchies. Ces républiques sont en réalité aristocratiques, et ne défendent en rien les principes de liberté et de démocratie. Mais Hugo, se faisant en cela l'idéologue de Louis-Philippe, défend l'idée qu'un régime monarchique peut très bien être "démocratique". Il n'est pas pour autant favorable à une monarchie élective à la polonaise, dont il critique le caractère fragilisant. En effet, il estime que le pouvoir royal n'étant plus héréditaire, il ne bénéficie plus de la légitimation que confère le passé. Ce n'est, d'autre part, pas non plus une préfiguration de la souveraineté populaire, dans la mesure où les électeurs sont des aristocrates. On peut rapprocher la pensée de Hugo de celle du Michelet des années 30. Dans sa théorie de la nation, il explique que la constitution de la nation à partir de contrées et de peuples différents suffit à prouver qu’il n'y a pas de déterminisme ethnique ou social. La nation est, dans cette mesure, une étape vers la démocratie universelle. Après, Michelet revient à un nationalisme pur et dur, qui vire parfois à la paranoïa du complot contre la France.

A. Ubersfeld songe davantage à Quinet.

G. Rosa: dans Lorenzaccio, on trouve une idée semblable: celle des pouvoirs apatrides contre les nationalités. Les républicains, les carbonari par exemple, sont internationalistes eux aussi. Mais, rétorque F. Laurent, Mazini, entre autres, reproche aux Français d'entretenir l’idée qu'ils monopolisent l'initiative révolutionnaire. Cela empêcherait toute révolution européenne, parce que les peuples attendraient une initiative de la France pour agir. Mazini explique que la France représente l'achèvement génial de quelque chose qui a commencé avec le christianisme. Au XIXème siècle, une autre forme de révolution serait à inventer, qui ne soit plus dans le prolongement de la Révolution Française. D'une certaine manière, après la Révolution de l’homme (au sens des droits de l'homme, de la libération de l'individu), il faudrait inventer la Révolution de l'humanité, fonder une communauté des hommes.

Dufief s'interroge sur les rapports de Hugo avec la franc-maçonnerie. A. Laster lui explique que les francs-maçons se sont plus intéressés à Hugo qu'il ne s'est intéressé à eux. Certains, ajoutent G. Rosa, croyaient, ou faisaient semblant de croire que Hugo était un des leurs. On trouve à la Maison Hugo plusieurs écrits francs-maçonniques ayant rapport à lui. Les francs-maçons, poursuit A. Ubersfeld, considéraient que Hugo était spirituellement proche d'eux: leurs idéaux, à l'évidence, étaient voisins.

 Ludmila Wurtz


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