GROUPE HUGO

Université Paris 7 - Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 26 janvier 1991

Présents : J.C. Nabet, J. Seebacher, G. Rosa, A. Ubersfeld, D. Charles, L. Würtz, K. Carmona, C. Porcq, F. Naugrette, A. Laster, J. Delabroy, P. Georgel, M.-F. Melmoux, C. Millet, F. Laurent, J. Acher, P. Laforgue, C. Treilhou-Balaudé, V. Dufief, S. Haddad.

Excusés : A. Spiquel, F. Chenet, G. Malandain.


Actualité hugolienne

. J. Seebacher commente l'émission "Caractères" du 25-01-91. A en croire G. Steiner, une thèse de plus sur VH n'ajouterait rien aux précédentes, elles-mêmes nulles: on sait depuis longtemps qu'il a du génie et les commentaires n'ont été faits que pour rendre les textes insipides. Avec ou sans rapport, il ajoute une petite mise au point théologique à propos de l'eucharistie : la présence du Christ dans l'hostie est-elle réelle ou symbolique ? Le Concile de Trente s'est prononcé pour la première option qui constitue depuis le dogme.

. Au Lutetia, le 16 février à 20H30, sera célébré, comme chaque année depuis 1985 -et jusqu'en 2030-, l'anniversaire de la première nuit de Juliette et Victor Hugo. Au spectacle d'A. de Broca s'ajoutent cette année un cocktail et un bal.

.Autre manifestation : Les Misérables, film de 5H30 de Henri Fescourt, qui se donnait à Malakoff, l'après-midi du 26 janvier, avec un unique piano, repasse prochainement à Ris-Orangis.

. C. Porcq revient sur l'émission de radio, "V.H. et la musique". De nombreux poèmes ont été mis en musique par Fauré, Debussy. Les opéras, en revanche, sont rares. Il existe cependant un chef-d'oeuvre : Les Djinns, de César Franck dont on a fait à grand tort un post-romantique "wagnéro-franchouillard", alors qu'il peut être considéré en toute justice comme un précurseur de Debussy. Cette oeuvre est publiée, suivie de Psyché, sous la direction de Vladimir Azkhénazy chez Decca.

A. Laster rappelle quelques titres d'opéras tirés de l'oeuvre de VH : La Gioconda (d'après Angelo), Rigoletto, La Esméralda, jamais jouée sinon par les Russes...

J. Delabroy ajoute que Ce qu'on entend sur la montagne, de Liszt, est également tout à fait digne d'intérêt.

Pour conclure sur ce chapitre, A. Laster promet une prime à qui trouvera où et quand VH a dit ne pas aimer la musique, et C. Porcq relève le défi.

. A. Spiquel interviendra au Collège de France, dans le cadre du séminaire d'Yves Bonnefoy, le 11 février à 15H30 (Y. Bonnefoy commence un peu avant), salle 8, sur le thème "Vers et prose, la chanson et la lettre". J. Seebacher précise qu'il s'agit de savoir si une certaine tendance au prosaïsme dans la poésie peut devenir une partie intégrante du poétique. C'est une question intéressante pour VH, qu'on pourrait intituler aussi "la poésie pédestre".

. Ce samedi même, G. Seginger soutient sa thèse sur La Tentation de Saint Antoine à l'Université Paris 8.

. Le Dernier jour d'un condamné est en cours de traduction, en anglais, par C. G. Voollen.

. Les Contemplations sont parues en Press-Pocket, annotation et préface de Gabrielle Malandin. Le dossier est bien fait et comprend notamment un article très comique de Barbey d'Aurevilly.

. Le désir de rivage, d'A. Corbin, paru chez Aubier, qui étudie l'imaginaire de la plage et de la grève durant les trois derniers siècles et contient de belles pages suggestives sur VH, vient d'être réédité en collection de poche chez Flammarion.

C. Porcq voudrait savoir si on a étudié le monstre hugolien, Quasimodo par exemple, du point de vue de la tératologie romantique, en particulier dans les développements que lui donnent alors les aliénistes. J. Seebacher rappelle que Quasimodo est une chimère, faite de pièces et de morceaux, pas un monstre physiologique. A. Laster poursuit et se demande si VH avait connaissance de Frankenstein, ce qui paraît probable à J. Seebacher.

Avant de laisser la parole à F. Naugrette, G. Rosa dit son plaisir d'annoncer la nomination de F. Chenet au titre de maître de conférences à Grenoble, et son regret de n'avoir pu encore diffuser le compte rendu de décembre auquel il ne manque que l'essentiel: la communication de J. Delabroy, acharné à la peaufiner.


Exposé de Florence Naugrette: "Petits arrangements avec le diable : figures de Faust dans Hernani et Ruy Blas""


Discussion

. J. Seebacher cite à nouveau G. Steiner, au dire duquel les temps modernes n'ont pas inventé de mythes, sauf peut-être celui de Dom Juan, que les Grecs, plus décontractés, n'étaient pas capables d'imaginer. Faust ne serait pas moderne, ce ne serait qu'un Prométhée déguisé.

. A. Ubersfeld. Faust ne dit pas : "Reste un moment, tu es si beau", il dit : "Voilà que j'éprouve la possibilité de dire cela, en pressentiment, pas en réalité." C'est une sorte de projection dans l'avenir qui lui permet de penser cela. Or ce n'est pas un détail sans importance, car Dieu peut alors juger qu'il y a trucage, et intervenir, dans la mesure où se pose le problème de la durée du pacte...
C Porcq: C'est ce qui fait la différence avec Prométhée...
A. Ubersfeld. Pourtant Steiner n'a pas tout à fait tort. Goethe le savait et il avait lui-même déjà écrit son Prometheus dans une perspective faustienne, qui suppose un rapport contestataire à Dieu. Quant aux voies de l'influence, elles risquent d'être plus complexes. Si VH. n'a peut-être pas eu sous les yeux une traduction du Magicien prodigieux de Calderon, il connaissait bien cet auteur, par Abel. Or ce personnage est un Faust qui échappe au diable par l'entremise de la femme. Schéma proche de celui de Ruy Blas, sauvé dans son identité par la Reine. On rejoint là la limite des analyses de René Girard: le désir diabolique triangulaire est masculin; il faut dire qu'il y a un désir non triangulaire, et c'est la femme qui l'éprouve.
C. Porcq: ou le bébé. C'est pourquoi un désir non-triangulaire est très joli, mais pas très bon pour la santé.
G. Rosa se demande pourquoi Girard n'a pas évoqué le fait que la Trinité est le modèle de la relation triangulaire.
.A. Ubersfeld ajoute une correction. Il n'est pas exact de dire que Salluste se réjouit de voir Ruy Blas rabaisser les Grands. Il n'a guère d'estime pour eux, mais Salluste n'intervient pas avant que Ruy Blas s'en prenne à sa propre caste. Sans cela il lui aurait sans doute donné le temps de "baiser la Reine", afin que sa vengeance soit parfaite.
F. Naugrette : Pourtant Salluste se sent supérieur aux Grands d'Espagne...
A. Ubersfeld : Salluste ne prend pas de revanche sur ses pairs. Il en est solidaire.

.C. Porcq : Dans le mythe de la Genèse, de la tentation d'Eve, est inclus celui du paradis perdu. Dans Faust, il y a un manque originel. Y a-t-il trace de ce manque chez VH ?
J. Seebacher: Oui, celui de la transparence.
A. Ubersfeld : Ce qui manque, c'est la possibilité d'une identité.

. A. Laster ajoute le témoignage que lui permet de donner son travail avec l'acteur François Roy: celui-ci avait le projet de montrer un Ruy Blas faustien. Quant à la dimension scientifique et technique du désir faustien, elle apparaît très clairement chez Frollo... Un autre personnage tient à la fois de Dom Juan et de Faust chez VH, c'est Gallus, dont la première trouvaille, rappelons-le était Margarita...Au chapitre des preuves ou des indices de l'influence, il faut mentionner le Fausto de Louise Bertin, écrit en 1831, et que Hugo devait connaître puisqu'il dédie Notre Dame de Paris à L. Bertin: "A l'auteur de Fausto". Mais Béancourt aurait précédé Louise Bertin dans la mise en scène d'un Faust à l'opéra... Ajoutons que François-Victor traduit le Faust de Marlowe avant Shakespeare et que Meurice fait un Faust, dont VH lui dit en substance : "Vous allez enfin faire ce que Goethe a manqué...". Quelle qu'ait été sa dette envers Goethe, on sait que Hugo est sévère envers lui, dans William Shakespeare en particulier.

G. Rosa conteste la méthode mise en oeuvre par Florence Naugrette. S'il est vrai que l'entreprise romantique fut d'instituer l'individu en sujet, de donner à l'individu la place du sujet et de la lui donner tout entière, il était inévitable que les Romantiques se rencontrassent dans l'emploi des mythes capables de dire cette ambition: Prométhée, Faust, Satan. Car, en revendiquant la position de sujet, l'individu se heurte nécessairement à Dieu: son entreprise est essentiellement satanique, ou prométhéenne. On se trouve donc devant une réécriture collective du mythe, pour laquelle on ne peut parler de rapports d'influence. Du coup, d'autre part, les différences entre les réalisations du mythe commun sont plus pertinentes que leurs analogies. Dans cette perspective, l'écart massif et problématique entre Goethe et V.H. tient à l'indifférence de Hugo, dans Ruy Blas et Hernani, pour la connaissance et à l'accent mis sur l'Histoire. La réalisation hugolienne du mythe, collective et historique, s'oppose sensiblement à celle de Goethe qui élabore un mythe métaphysique abstrait... Pour conclure, l'idée, décisive, de F. Naugrette sur la répartition des caractères faustiens entre tous les personnages des deux pièces peut se comprendre par là: si l'entreprise faustienne, tout en restant individuelle, est aussi historique, préfiguration d'une entreprise populaire, il est normal qu'elle soit partagée.
Un dernier mot. Tout cela a effectivement beaucoup à voir avec le désir triangulaire de Girard. Celui-ci l'observe pour en faire une machine de guerre contre le romantisme: si nous ne sommes pas même sujets de ce qui passe pour le plus individuel, le désir; si chacun ne croit que c'est lui qui désire que par une illusion -puisque son désir n'est que le mime du désir d'autrui et ainsi de suite-, il est évident que l'individu n'est pas sujet, que les romantiques ne l'ont fait tel que par un "mensonge", et que le seul sujet de quoi que ce soit est Dieu. On comprend que Girard s'abstienne de penser ce que l'Eglise, elle, sait: que l'homme a été créé à l'image de Dieu et que celui-ci est "sainte Trinité".
. J. Delabroy : A propos de Prométhée, il faut rappeler la complexité du pacte entre celui-ci et les Olympiens. Le mythe de Prométhée commence par sa trahison envers les Titans: il est celui par qui arrive la constitution des Olympiens comme caste victorieuse des Titans. Or l'astreinte du pacte est effectivement généralisée dans les deux pièces. Cela correspond à une complexification du pacte entre les personnages. Sous l'affrontement frontal entre bons et méchants affleure un autre schéma: une régression est incluse dans la marche même du progrès et jamais le mort ne lâche le vif. Ces mythes ont donc deux fonctions, au moins: l'une idéologique, l'autre intradiscursive ou esthétique : à quelle condition le neuf est-il possible ? Il faut la mort pour qu'un ordre nouveau naisse. Le seul mode théâtral possible est celui de l'ironie. Telle est la beauté de Vitez: il avait compris cela, lui qui adorait la grande machinerie romantique et qui, dans le même temps, classicisait à outrance.

. A. Ubersfeld ne peut pas laisser passer les propos de G. Rosa. Il faut dire que le Faust de Goethe est un mythe de l'Histoire, celui de la Révolution française. C'est l'analyse du philistinisme bourgeois. Le second Faust comporte une autocritique de la notion de violence : où est situé le mal historique ? Si le diable est celui qui nie, celui par qui le progrès arrive, il est réhabilité. Goethe mène donc bien une réflexion sur le rôle de l'homme dans l'Histoire. Mais il est vrai que cette dimension historique de l'oeuvre a été minimisée par les lectures romantiques...
L'analyse de F. Naugrette sur les rapports de Salluste et de la Reine est superbe. Pour celle-ci, la révélation du désir passe par le mal, par Salluste.
Enfin, pour compléter ce qui a été dit plus haut sur l'intertextualité entre Calderon et VH, je signale l'abondance des rapports existant entre La vie est un songe et Les Jumeaux.

.C. Millet ne croit pas que, comme G. Rosa semblait le dire, la question de la connaissance soit évacuée dans les deux pièces de Hugo: la connaissance du monde est mise de côté, mais pas celle de la société ni, surtout, du moi. Dom Carlos ne dit-il pas : "Je sais qui vous êtes" ? Il faudrait compter les "je sais" et les "je ne sais pas". Ces expressions sont une des caractéristiques du héros hugolien.
. J. Seebacher montre le rapport entre la question de la monarchie et de l'Empire et celle du moi. En l'absence de roi, dans cette monarchie effondrée -dans Ruy Blas comme dans Hernani-, il n'y a plus de sujet souverain, plus de pivot naturel et divin à la fois par rapport auquel se définissent tous les autres. Alors le moi devient problématique et doit s'instituer lui-même dans l'effort exactement impérial que Don Carlos accomplit et que Ruy Blas rate.
Au lieu de rester en Espagne, il aurait dû passer en Allemagne, véritable lieu de l'Empire auquel l'invite d'ailleurs une princesse allemande.
Enfin, ce basculement politique et géographique s'achève en bascule des sexes. S'il n'y a plus d'homme central, la femme sera centre. Mais elle est blanche -blonde- et vide -veuve- écrasée sous trop d'hommes, les uns sur les autres. Inanité gonflée de trop de désirs confus.

. C. Porcq. Il y a en Frollo une entreprise de connaissance -et sa critique. Exproprié de son individualité, réduit à l'impuissance du regard, il permet à Hugo de donner la description princeps du voyeurisme. En cela, peut-être l'influence du Faust de Goethe n'est-elle, effectivement, pas fonctionnelle pour Hugo. Il montre un peuple devenant sujet et héros d'une histoire qui reste à faire. Ce qui rejoint ce paradoxe que l'individu ait à s'individualiser. Phénomène et problématique qui ne sont pas propres à Hugo. L'époque romantique est celle où se forment les nouveaux critères du repérage et de la constitution de l'individualité: physiognomonie, médecine mentale, photo, miroirs en fabrication industrielle... La question de la connaissance de soi, si importante chez VH, devient dominante et prend des aspects radicalement nouveaux ("personnalisation", "dépersonnalisation", etc.) comme on le voit à la récurrence de la dépression et du suicide, qui sont les moyens ultimes du vouloir être.

. A. Laster rappelle que dans une des adaptations de Notre-Dame de Paris, un opéra intitulé Quasimodo, un personnage supplémentaire est ajouté: sorte de Méphisto adjoint à Frollo. Est-ce Quasimodo?
J. Seebacher : C'est Quasimodo; le texte dit quelque part, après la disparition de Frollo, que, pour les bonnes âmes, c'était Quasimodo qui l'avait enlevé.
Mais il reste des zones d'ombre ouvrant des abîmes de perplexité. Que signifie l'objection faite à Frollo: "Vous confondez Hermès avec Orphée"? Que la poésie ne doit pas être confondue avec l'herméneutique, avec la connaissance symbolique rationnelle? Cela corrigerait en profondeur le "faustisme" de Frollo.

. F. Laurent : Il serait intéressant de savoir si Goethe ou VH ont eu connaissance du Prométhée de Shelley.
A. Laster : Il y a en tout cas un très beau texte sur Prométhée dans William Shakespeare. Et c'est un mythe qui sous-tend nettement un poème comme Ibo.
J. Seebacher : ... Mythe sensible aussi dans l'emploi du terme "athlète"...("Aux livres colosses il faut des lecteurs athlètes.")

.A. Ubersfeld : Ce qui était flagrant dans la mise en scène de Faust par M.-K. Grüber, où un vieillard assumait le rôle de Faust jeune, c'était le scandale du désir dans le rapprochement de cette peau ridée et du corps tout jeune de la femme.
G. Rosa : On pourrait s'interroger sur la disparition des mythes faustien et prométhéen... Curieux à l'époque du spoutnik, des clônes et des bébés-éprouvette.

C. Millet : Aujourd'hui, c'est Einstein tirant la langue qui a du succès !

 

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