GROUPE HUGO
 Equipe de recherche "Littérature et civilisation du XIX° siècle"

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Séance du 17 février 1990

Présents : C. Aubaud, G. Gerstman, J.-C. Nabet, G. Rosa, C. Millet, J. Acher, J. Seebacher, V. Dufief, S. Haddad, A. Spiequel, A. Laster, F. Chenet-Faugeras, S. Emmerich. Annie Ubersfeld est en URSS, P. Laforgue en vacances.


G. Rosa salue et remercie de nous honorer de leur présence M. Sandy Petrey de Princeton, dont tous les hugoliens connaissent le History in the Text: Quatrevingt-treize and the French Revolution, Amsterdam, John Benjamins, 1980; Mme Nicole Savy, chargée de la littérature au Musée d'Orsay, hugolienne émérite; Mme Odile Krakovitch, conservateur aux Archives Nationales, à qui l'on doit le Hugo censuré-La Liberté au théâtre au XIX° siècle paru en 1985 chez Calmann-Lévy; Mme Annie Prassoloff, notre orateur aujourd'hui, notre collègue à Paris 7, auteur de beaucoup de choses parmi lesquelles j'[=G.R.] aime particulièrement l'édition de Stello (en Garnier-Flammarion) et dont la plus considérable est sa thèse récemment soutenue: Littérature en procès.
Il y s'agit d'une part de faire l'historique du droit des lettres sous la Monarchie de Juillet, tel qu'il s'élabore en ces années décisives et tel qu'il est mis en pratique dans les "affaires" plaidées, d'autre part de montrer comment la doctrine et la pratique juridiques sont en relation de causalité circulaire avec les représentations et les pratiques de la littérature: l'"auteur", le "public", l'"originalité", etc..., l'"oeuvre" elle-même appartenant tout à la fois à l'institution littéraire, à l'institution juridique et au régime de signification des textes. L'ouvrage sera très probablement publié prochainement et s'il ne me revient pas de le juger sur le fond, je peux du moins témoigner de l'agrément de sa lecture -chose surprenante en ce genre d'écrits, cela soit dit sans offense pour les auteurs de thèses présents, absents ou à venir.

G. Rosa a peine à dire notre regret à tous du décès de René Journet. La mémoire, l'usage de ses livres, le travail de classement et peut-être de publication de ses papiers -que sa famille met à la disposition des hugoliens aussi généreusement qu'il l'aurait fait, qu'il le faisait, lui-même- conserveront quelque chose de sa présence; il n'empêche, nous avons du chagrin.

Actualité hugolienne

Publication: M. Reusch-Duhamel et F. Wilhelm, VH touriste à Trèves sur la Moselle et la Sarre allemandes, édition commentée et illustrée de ses carnets de voyage à l'usage des lycées allemands, éd. Kulturdezernat der Stadt Trier, Trèves, 1989.

Théâtre: les avis sont partagés à propos de la représentation donnée, au Café de la Danse, pour le 157è anniversaire de la rencontre de Juliette Drouet et V.H., (interprétation d'Anne de Broca, adaptation et mise en scène de Françoise Gerbaulet). A. Laster regrette qu'on porte à la scène des textes qui ne lui étaient pas destinés et dont l'intimité ne convient qu'à la lecture, sans parler du principe anthologique, contestable en soi. Jusques à quand attendra-t-on l'édition de cette correspondance dont 80 pour 100 n'ont pas encore été mis au jour? Au contraire, G. Rosa n'est pas le seul à avoir apprécié ce spectacle: sa justesse et sa justice envers Juliette, sa pudeur, son émotion, le charme de l'actrice. Et, surtout peut-être, l'hugolianisme profond, étonnant chez des personnes étrangères à l'érudition hugolienne, qu'il y a à perpétuer le rite de cette célébration instituée par Hugo lui-même.

Potins: G. Rosa cite les résultats d'une enquête de 1897, rapportés dans Le Monde. Un quotidien demandait alors à ses lecteurs de citer le personnage littéraire qu'ils auraient aimé être, à ses lectrices celui qu'elles auraient aimé rencontrer. En tête Cyrano de Bergerac, ce qui s'explique par la date; mais il est suivi, pour les hommes comme pour les femmes, par Jean Valjean.

A signaler aussi les sujets de thèses sur VH déposés en 1986-1987 (extraits de la liste publiée dans Dix-neuvième siècle-Bulletin de la Société des Etudes Romantiques): Brigitte HABERT: "La vision hugolienne du colonialisme dans les oeuvres de jeunesse: de Bug-Jargal aux Orientales; Hasan HAMOUD: "Le Paysage dans l'oeuvre poétique de V.H."; J.-F. MASSOL: "L'écrivain et ses maîtres d'école dans les oeuvres de V. H., Jules Vallès et R. Martin du Gard"; J.-J. MICHELET: "Recherches sur les derniers romans de V.H.: Quatrevingt-treize et Les Travailleurs de la mer"; Michel MILEBE: "Histoire et récit dans Les Misérables"; Christine MOULIN: "Le fragment chez V.H. dans ses rapports avec la recherche théorique"; Anne ROUCHER: "La représentation de l'arbre dans l'oeuvre poétique de V.H."; Bahija TATI : "L'oeuvre initiatique de V.H."; Xiaoqin WEI: "Etudes stylistiques de V.H.: la Fin de Satan"; Todor DUTINA: "Les Procédés narratifs dans les romans historiques de V.H., L. Tolstoï et Ivo Andric"; et, en philosophie: Jean MAUREL: "Misère de la pensée (Hugo le cynique)".


Communication d'Annie Prassoloff: « Le rôle de VH à la Société des auteurs dramatiques »(voir texte joint).


Discussion

J. Seebacher : Le rôle de VH à la SAD est à considérer dans l'ensemble de sa carrière, en rapport avec la nécessité d'avoir une position dans la gestion de la profession.
A. Prassoloff : Oui, mais VH avait une position très en pointe, à comparer avec celle d'un Vigny, beaucoup moins activiste.

G. Rosa, visiblement ravi de ce qu'il vient d'entendre, entreprend d'en dire les échos dans sa tête, qui pourraient former la substance d'un article qu'il se promet d'écrire. Il s'agit de l'aptitude et du goût de Hugo à la pratique sociale, à l'action collective. Cet égoïste, ce génie isolé, n'est en réalité jamais seul. Toute sa vie, il organise autour de lui des groupes, groupuscules, équipes, bandes et autres consortiums ou participe à des institutions constituées. Et il le fait avec un sens historique aigu de l'évolution des instances collectives. Cela commence avec des hordes primitives, des fratries: chiens et veaux du Collège des Nobles, banquets Edon, équipes du Conservateur et de la Muse française. Ce sont ensuite des solidarités sociologico-littéraires de forme mondaine -l'Arsenal et le Cénacle- ou quasi-monômique (si j'ose écrire): Hernani. Puis se développent les grandes entreprises dans ou contre -en tout cas, par- les corps constitués: l'Académie où il s'installe en tête de pont romantique, la Pairie, les journaux. Car, tandis que tous les autres paniquent devant la puissance nouvelle de la presse et perdent leur âme en s'y compromettant ou leurs forces en la combattant, Hugo invente la solution élégante et efficace face à elle: se l'annexer sans s'y engager. Il le fait d'abord par Girardin interposé puis en son nom -de famille- propre, selon la même stratégie qu'il préconise vingt fois à ses éditeurs devant la contrefaçon belge: la meilleure manière de la combattre étant de la faire soi-même. L'exil limite évidemment ces entreprises, mais jusque dans cette solitude, bien des détails sont significatifs de la permanence de son attitude: le projet de former avec les grands opposants "une citadelle d'esprits d'où nous bombarderons le Bonaparte", l'adhésion aux sociétés de proscrits et la pratique constante d'une action menée en leur sein ou en leur nom. Après 1870, c'est le festival. A travers sa propre oeuvre, son salon, son siège au Sénat, ses amis politiques du "groupe Hugo" (l'expression est du temps, voir l'exposé de Madeleine Rebérioux), à travers ses fils et Le Rappel (mais aussi tous les journalistes qu'il rencontre, invite, se concilie, car il faut le voir, dès qu'il arrive à Bruxelles, Vianden, Bordeaux, n'avoir rien de plus pressé que de recevoir le directeur du journal local ou lui rendre visite), Hugo construit et anime une sorte de holding politico-littéraire, la Hugo's ideological incorporated -illimited si l'on préfère. L'oeuvre n'est pas étrangère à cette attention aux pratiques de groupe. Au moins parce qu'elle l'enregistre: tous les recueils lyriques organisent autour du je les cercles concentriques, excentriques ou intersectés de la socialité -lecteur compris- et les romans sont pleins d'entreprises collectives: grève des mineurs de Han d'Islande, amis de l'ABC, Patron-Minette, Couvent, groupes des étudiants et des jeunes filles, chaîne des galériens et solidarité du bagne, cour des Miracles, bandes révoltées de Bug-Jargal. Beaucoup des héros sont des "meneurs" ou des "leaders": Claude Gueux, Enjolras, Monsieur Madeleine, Torquemada.

A la personne qui rappelle qu'en 1848, c'est la SAD qui l'a présenté à la députation, G. Rosa répond en remerciant de ce rappel -Hugo est effectivement le candidat puis le député du lobby des métiers d'art- et en soulignant la nouveauté de cette pratique. Généralement, au XIXè siècle, les carrières, tel Thiers, s'appuient sur des réseaux de relations individuelles, alors que VH se place comme membre anonyme d'une action collective et participe à la transformation des institutions auxquelles il appartient.

A. Laster, s'insurge devant ces mots de "lobby" et "holding". Il évoquent inévitablement l'idée d'un Hugo carriériste, dont on sait -et dont A. Prassoloff vient à nouveau de prouver- qu'elle est fausse. G. Rosa regrette la connotation effectivement péjorative des termes; ils ne les employait pas pour elle, mais pour souligner l'extrême modernité de la pratique sociale de Hugo.
J. Seebacher l'approuve (ce qui est généreux, puisque l'idée est une des siennes): Il est vrai que VH pratique systématiquement une vie mondaine. Il suit une sorte de cursus honorum et passe sans arrêt du privé au public.
G. Rosa, sans vergogne ni crainte de lasser: Les écrivains du XIXè gèrent mal leur position d'individus dans la société, oscillant entre la magistrature suprême, et éphémère, à la Lamartine, la retraite plus ou moins grincheuse à la Flaubert et la mondanité plus ou moins désespérée à la Musset ou à la Gautier. Il ne savent pas comment être un poète dans la cité. VH gère la sienne avec infiniment plus d'intelligence. C'est vrai en matière d'insertion sociale pure -et très spectaculaire dans le cas du tribunal arbitral qu'il propose entre les deux Sociétés-, ça l'est aussi pour ce qui touche directement à l'oeuvre: il y a les Actes et paroles; il y a aussi les variations de la position d'énonciation dans Châtiments (je mais aussi nous) ou dans L'Année terrible (comment dire je? comment dire nous?).
J. Seebacher : En fait, VH pense qu'il est honorable de faire carrière dans l'intérêt du public.
G. Rosa : Oui, VH a ce comportement-là par conviction que la société n'est pas une collection d'individus. Le collectif, pour lui, existe en tant que tel. Et cela ne va pas de soi en un siècle où l'idéologie dominante (on peut employer cette expression, maintenant qu'elle-même ne domine plus nulle part) est exclusivement et activement individualiste (cf. le fameux 415 du Code pénal).

F. Chenet conteste que ce soit là une particularité propre à Hugo: lui et Balzac se rencontrent sur le terrain de l'action collective. Ils partent sur un projet identique. Balzac se montre seulement plus brouillon à la SGDL.
A. Prassoloff rectifie: le combat n'est commun que jusqu'en 1841. Encore faut-il savoir que la SGDL, à son origine, est une société de journalistes plus exactement que d'écrivains. Ses interlocuteurs et ses adversaires sont les patrons de la presse plus que les éditeurs. Quant à Balzac, qui s'y montre d'abord très actif, il la quittera lorsque ce sera la condition inévitable d'un contrat plus favorable et hors "tarif". VH, lui, montrera une fidélité presque sentimentale envers la SAD.
Fidélité réciproque ajoute O. Krakovitch. Malgré une sensible évolution vers la droite, la SAD, tout au long de l'Empire, note sur le registre de ses réunions: "Victor Hugo absent".

Ceci conduit J. Seebacher à rapporter une anecdote à propos de l'élection de Musset à l'Académie, sous le IInd Empire. Comme il demandait : "Mais où est VH ?" et qu'on lui répondait : "Il n'est pas là.", il serait parti en disant: "Alors je m'en vais, il n'y a personne."

A. Laster rappelle que les procès d'adaptation étaient intentés par VH contre les librettistes, éditeurs et directeurs de théâtre, et non contre les musiciens comme on a trop tendance à le penser.
A la question de savoir pourquoi Hugo plaide, pour Le Roi s'amuse et pour Angelo devant le tribunal de commerce et non devant les tribunaux civils, A. Prassoloff répond. D'une part le droit le permettait dès lors qu'une au moins des parties était un commerçant. Ce n'était pas le cas quand deux auteurs étaient opposés, ça l'était s'agissant d'un théâtre. Quant au choix de ce tribunal il peut s'expliquer par le fait qu'il était plus rapide, moins coûteux et plus libéral que les tribunaux d'instance. Mais il s'explique aussi par cohérence de principe: préférer le tribunal de commerce relevait de la même confiance faite aux instance sociales -de la même défiance envers les instances étatiques- que de vouloir soumettre les litiges entre romanciers et dramaturges à une commission d'arbitrage plutôt qu'au tribunal civil.
A. Laster donne les références d'un article de J.M. Fauquet paru dans La musique et le pouvoir, "l'Association des artistes musiciens et l'organisation du travail de 1843 à 1853", pp 103-125, qui livre la liste des interventions de VH en ce domaine.

J. Seebacher annonce l'ouverture prochaine d'une série de conférences données à Paris 7 par M. F.-P. Bowman, professeur à l'Université de Pennsylvanie (Philadelphie), qui auront pour sujet "Littérature, religion et politique dans la Ière moitié du XIX° siècle".

Il donne enfin un bref prolongement à son étude, parue dans le livre d'hommage à M. Milner Du visible à l'invisible, intitulée: "Théocrite ou la recherche infinie". Soit le premier poème du Groupe des Idylles de La Légende de 1877. Son dernier vers est mystérieux: "Ne tracez pas de mots magiques sur le mur." Il l'est peut-être moins si, rectifiant une petite erreur de Berret, on observe que c'est la traduction du dernier vers du poème de l'Erastès, de Théocrite -poème qui est, on le voit, depuis Le Rhin et à travers Les Misérables (voir la bibliothèque de Mabeuf) l'objet d'une longue rêverie.

Prochaines séances:


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