Séance du 15 septembre 2018

Présents: Claude Millet, Jordi Brahamcha-Marin, Agathe Giraud, Hervé François, Loïc Le Dauphin, Sophie Mentzel, Pierre-François Burger, Victor Kolta, Hélène Kuchmann, Franck Laurent, Jean-Marc Hovasse, Guy Rosa, Jean-Pierre Langellier, Guillaume Peynet.


Informations

Mercredi 12 septembre a été inaugurée une exposition de la Maison de Victor Hugo sur les caricatures, dont le commissaire est Vincent Gille. Exposition intéressante, intelligente. Il est souvent impressionnant de voir certaines œuvres que l’on connaissait par Gallica ou par des livres sur la caricature, de les voir dans leur format, leur support, leur papier, leur cadre, ça les fait comprendre et pour celles de Daumier par exemple ça en décuple la beauté. L’exposition était tenue d’aller vers les questions de l’hugolâtrie et de l’hugophobie, et elle le fait bien, de façon intelligente, sans en rajouter. Les caricatures de la première période de Hugo romantique sont relativement connues, celles de la dernière période aussi, mais celles de la période intermédiaire, 1848-1851, le sont moins et on apprend des choses. Bref, de quoi recommander cette exposition. Le catalogue n’est pas inabordable, et c’est de bonne politique : 17€.

 

Les Terminale L ont à leur programme Hernani et la question de l’événement littéraire. (L’ESPE de Nancy recherche un conférencier pour parler de cette pièce de Hugo aux professeurs de Terminale L. Agathe Giraud répond à l’appel).  Le site du Groupe Hugo a créé une rubrique qui rassemble les études sur Hernani (dont déjà une étude remarquable de Bertrand Marchal sur la présence de Corneille dans Hernani).

 

Jordi Brahamcha-Marin soutiendra le 30 novembre à l’Université du Mans sa thèse : La Réception critique de la poésie de Hugo en France, 1914-1944. 5 ans de préparation, plus de 1000 (excellentes) pages à l’arrivée.... Tout le monde est bienvenu.

 

Michel Winock vient de publier un livre intitulé Le Monde selon Victor Hugo.

 

Signalons aussi une édition récente par Nicole Savy de La Confession de Claude (1865) d’Émile Zola, qui d’une certaine façon est une réécriture critique de Marion Delorme. En fait le roman mobilise un héritage romantique d’une façon à la fois critique et non critique, avec à la fois une désublimation très nette de la Marion Delorme (l’héroïne est un objet sale, de désir répugnant, donc contre l’idéalisation irréaliste qu’on a reprochée au romantisme) et en même temps, a trouvé Claude Millet, il n’y a aucune espèce d’ironie critique autour de la question de savoir si la prostitution est autre chose qu’un péché à rédimer : texte d’une certaine naïveté, d’un Zola très jeune. Intéressant donc pour qui s’intéresse à l’antiromantisme.

 

Le programme du Groupe Hugo pour cette année a connu quelques aménagements :

- Le 13 octobre : Hervé François sur « La solidarité naturelle ».

- Le 17 novembre : Sophie Mentzel sur « La royauté dans le théâtre de Hugo ».

- Le 15 décembre : Alexandrine Achille sur le fonds photographique de la MVH et Guillaume Peynet sur « Théâtre de mensonge et théâtre de vérité dans Napoléon le Petit ».

- Le 19 janvier : Katherine Lunn-Rockliffe sur « Plein ciel » et Elsa Courant sur « Hugo et Flammarion ».

Puis deux séances auront lieu à l’ITEM (ENS Ulm) :

Le 23 mars : « Victor Hugo vu par deux journaux inédits ». Florence Naugrette : le journal inédit de Gertrude Tennant (Recollections of bygone times for my grandchildren, including slight reminiscences of Victor Hugo) ; Jean-Didier Wagneur et Jean-Marc Hovasse : le journal inédit et les archives de Richard Lesclide, secrétaire de Victor Hugo.

Le 18 mai : Interventions de Gérard Audinet et Thomas Cazentre sur les manuscrits de Victor Hugo à la BnF et à la MVH.

Enfin ,

- 29 juin : Myriam Roman sur « La justice » et Claude Millet sur « L’injustice ».


Communication de Jordi Brahamcha-MarinAlain lecteur de Hugo (voir texte joint)


Discussion

Ce qui marqué le plus Claude Millet, c’est que la polarisation poésie / prose chez Alain commence fondamentalement par recouvrir la polarité entraînement / arrêt, continu / discontinu. Tout est commandé par ça, aussi bien les perspectives politiques, rhétoriques et psychologiques que morales, tout est commandé par cette opposition. Ça rappelle des choses dans le Stendhal d’Alain, sur les effets à la fois de discontinuité et de rapidité. L’opposition est ainsi posée dans le syntagme. Ensuite on a l’impression que cette opposition fondamentale se renverse, la poésie revient du côté du discontinu (parce qu’il y a une opposition très ancienne de la poésie comme discours discontinu opposé  à la prose comme flux continu, avec l’étymologie, prorsus comme ce qui va en avant). Mais la première version de l’opposition alinienne dit quelque chose d’une manière de lire la poésie ; dans la culture d’Alain les enjambements effacent la discontinuité du retour à la ligne qui définit le vers. Une fois l’opposition posée dans le syntagme, on la voit se compléter par une sorte de remplissage idéologique progressif : l’épique, la guerre, dans la première période ; ensuite l’analyse de la poésie vient se charger de toutes sortes de réflexions : qu’est-ce que la religion ? l’homme ? on ne sait pas. Mais la forme est première dans cette vision des choses. Pour Alain, le premier c’est la vie mentale, cette manière qu’a le cerveau d’être entraîné, d’avancer ou de s’arrêter : une phénoménologie et une pragmatique de la lecture. Une fascination pour la vie psychique.

 

Jordi Brahamcha-Marin : Oui, et en même temps ce retour de la poésie du côté du discontinu n’est pas définitif. Valéry permet à Alain de penser la poésie comme lieu de l’arrêt, et donc de réhabiliter la poésie, mais ensuite la poésie retourne sous le signe de la copia, de la longue coulée.

 

Claude Millet mentionne le livre récent de Michel Onfray qui évoque l’antisémitisme d’Alain et une certaine fascination pour le nazisme à la fin des années 30 : peut-être faudrait-il le signaler ? À prendre avec prudence comme tout ce qui vient d’Onfray. Il semble bien y avoir une phrase d’Alain qui va dans ce sens, mais il y a aussi le pouvoir qu’a Michel Onfray de lancer les polémiques et de tordre un peu les propos. C’est aussi le moment 1938-1939 qui est particulier.

 

Franck Laurent : s’il a bien compris, 1934-1935 sont les seules années à peu près d’engagement militant d’Alain, avec l’antifascisme et la préparation du Front populaire, ce moment de réaction de la gauche au 6 février 1934 pendant 18 mois. Une des particularités de ce mouvement de la gauche, c’est qu’il est d’abord et pour une grand part l’œuvre de forces extrapolitiques : la Ligue des droits de l’homme, les intellectuels antifascistes, qui ont plus qu’une fonction d’accompagnement, et les appareils se font un peu forcer la main. Ce qui caractérise aussi ce moment et ces gens, c’est que l’engagement politique a une dimension essentiellement morale. C’est pourquoi quelqu’un comme Alain peut s’y retrouver bien. Et il est important de rappeler que c’est dans ce contexte qu’a lieu le cinquantenaire de la mort de Victor Hugo. Importance de cette alliance entre morale et politique, tout cela se reconnaissant très naturellement dans Hugo.

 

Guy Rosa : les positions de la première période lui semblent assez classiquement antiromantiques, du côté conservateur ou réactionnaire (même si bizarrement mises au service du pacifisme) : irrationalité fondamentale de la poésie. Que Valéry soit la passeur d’une pensée conservatrice vers la poésie n’est pas surprenant. Jordi Brahamcha-Marin : la représentation antiromantique de Hugo chez Alain est aussi platonicienne, Alain grand lecteur de Platon se souvient nettement ici de la condamnation des poètes dans La République et des rhéteurs dans le Gorgias, écho à la réflexion sur la manière dont la musique dispose les corps. Claude Millet : ce qui est visé, beaucoup plus que le romantisme, c’est l’épique, ça renvoie à un lieu commun de l’époque, que cette littérature avec sa force d’entraînement a transformé une classe de jeunes en chair à canon pour la Première Guerre mondiale ; à la question de la responsabilité de la littérature et en particulier de la poésie épique dans le déchaînement de la guerre. Ce qu’Alain dit de Hugo, il le dit aussi d’Homère. Franck Laurent : et du coup c’est d’autant plus important de modifier ce raisonnement-là si on veut en 1935 chanter Hugo, parce qu’en 1935 l’adversaire, le fascisme, chante l’irrationnel. Pour pouvoir faire l’éloge de Hugo sur un mode antifasciste, il fallait donc dépasser les conceptions de la première époque. Jordi Brahamcha-Marin : l’extrême droite en France en 1935 est largement antiromantique. Franck Laurent : mais du côté des jeunes, Rebatet, Brasillach, ce n’est peut-être pas exactement la même chose.

 

Claude Millet : sur la question du rationalisme / irrationalisme, très significatif est le fait que dans le vocabulaire d’Alain, l’arrêt provoqué par la prose ouvre non pas à la réflexion mais à la méditation, mot qui arrête et qui doit arrêter, car dans le contexte d’une opposition prose / poésie le mot méditation sans adjectif peut renvoyer à la fois à Descartes et à Lamartine. Il y a là une manière de recharger la prose et d’appauvrir la poésie.

 

Hervé François  demande des éclaircissements sur cette « laïcisation de Dieu » qu’Alain découvrirait chez Hugo. Guy Rosa trouve que c’est une excellente idée. Franck Laurent : c’est vrai que ça marche bien avec certains passages des Misérables. Claude Millet : ce qu’efface Alain, c’est l’expérience du sacré, terrassante pour l’homme, et qui est aussi chez Hugo, puisque chez Hugo il y a tout et son contraire. Guy Rosa : mais l’idée est d’autant plus féconde que chez Hugo le primat du moral ne s’exerce pas seulement sur le religieux mais aussi sur le politique.

 

Guy Rosa se demande s’il faut appeler Alain philosophe, selon lui Alain est plutôt un idéologue, un essayiste, qu’un philosophe. Franck Laurent trouve que c’est réduire la philosophie à sa pratique systématique. Claude Millet : Alain a une particularité dans la pratique philosophique, le fait de ne pas employer ce jargon philosophique qui est la marque d’une pratique professionnelle  – et allemande, souligne Franck Laurent : la manière d’Alain, c’est celle de Montaigne préférée à celle de Kant. Claude Millet : et tous ses propos sont des bijoux littéraires. Guy Rosa : c’est bien ce que je dis. Alain fait-il beaucoup travailler le concept ? Claude Millet : c’est une façon de philosopher qui ne passe ni par la langue tranchante des spécialités ni par la conceptualisation. D’où un certain succès auprès du public cultivé, mais d’où aussi l’intérêt d’une autre manière de philosopher. Franck Laurent : son modèle est Montaigne sans aucun doute, il veut être le Montaigne du XXe siècle. Guy Rosa : on est quand même bien obligé de faire une différence entre les penseurs qui proposent des perspectives philosophiques nouvelles et des concepts neufs et les philosophes-idéologues, qui arrangent de manière souple et souvent utilitaire les notions en cours. Franck Laurent : oui, mais dire cela, c’est être tributaire d’une certaine conception de la philosophie qui par exemple n’est pas celle du XVIIe siècle.

 

Hervé François : la « rencontre intuitive » d’Alain avec la poésie de Hugo lui a paru quelque chose d’intéressant, il voudrait savoir ce qu’il y a derrière. Car chez Hugo l’intuition c’est quelque chose de très important : c’est la voie vers le surnaturalisme. Jordi Brahamcha-Marin : le mot intuitif ici n’est pas d’Alain mais de moi, je voulais dire une rencontre sur le mode de l’évidence, Alain se reconnaît dans ce qu’écrit Hugo, et en fait le principe de sa lecture de Hugo et d’une conception de la poésie. Jean-Marc Hovasse : on regrette qu’il n’ait pas écrit un livre sur Hugo, du coup. Jordi Brahamcha-Marin : l’article d’Alain sur Hugo a une dimension conjoncturelle (occasion du cinquantenaire). Jean-Marc Hovasse : et est-ce qu’Alain parle du théâtre de Hugo ? Jordi Brahamcha-Marin : très peu, le théâtre rentre peu dans ses catégories, l’éloquence est un peu venue effacer le théâtre dans sa triade. En fait le théâtre est absent des catégories d’Alain quand il fait de la phénoménologie de la lecture, mais ailleurs quand il parle des arts vivants (comme la danse), le théâtre revient.

 

Franck Laurent : sur l’éloquence politique de Hugo, l’idée que Hugo serait trop poète y compris à la tribune pour avoir un succès politique : c’est un cliché politique, qui ne tient pas quand on regarde d’un peu près la tactique politique de Hugo, la façon dont il euphémise les choses. Par exemple dans le discours sur l’amnistie en 1876 : il se garde de parler de la répression versaillaise, il y a seulement une allusion, et ça lui a été reproché par l’extrême gauche, mais on voit bien ses raisons : il sait qu’en 1876 qu’il va perdre les 10 voix qui votent pour lui s’il y va trop rudement. Donc il y a chez lui une aptitude et une acceptation de la tactique, du compromis. Y compris dans un roman comme Les Misérables : Hugo sait calmer le jeu, « les morts ont raison mais les vivants n’ont pas tort ». Il faut nuancer l’idée d’un Hugo radical et du coup maladroit, cet aspect a été surévalué pour se moquer de Hugo. Les choses sont plus calculées. Jordi Brahamcha-Marin : dans le camp hugophobe, il y a une tension entre le reproche poétique et le reproche politique. Alain reprend ce thème de l’incompatibilité entre les deux registres de discours mais en inversant l’axiologie, en le portant au crédit de Hugo. Et sur Valéry prosateur en poésie : quand Alain commente Valéry, il le commente comme poète et il n’est pas question pour lui d’imaginer que le poème a été écrit en prose auparavant, la poésie s’auto-engendre.

 Guillaume Peynet