Séance du 24 mars 2018

Présents: Claude Millet, Nicole Savy, Jacques-David Ebguy, Xavier Peyrache, Guillaume Peynet, Franck Laurent, Françoise Chenet, Arnaud Laster, Guy Rosa, Hervé François, Sylvie Vielledent, Jordi Brahamcha-Marin.


Informations

Spectacles

Claude Millet a apporté un article du Korea Times qui annonce pour cet été la production d’une comédie musicale tirée de L’Homme qui rit. Avec un budget de 16,4 millions de dollars, ce projet va battre, semble-t-il, tous les records d’investissement. Il émane de deux artistes états-uniens, un dramaturge et un compositeur. Le dramaturge dit qu’il a conçu ce projet en voyant le film français (sans doute celui de Jean-Pierre Améris, 2012), qui l’a ému. La Corée du Sud est un très grand pays de comédie musicale.

Arnaud Laster signale que Jacques Weber est en ce moment à Séoul pour un spectacle intitulé Hugo au bistrot, qui consiste en des lectures de Hugo dans des bistrots assez chics. Avant cela, le spectacle est passé par Hong Kong et Macao.

 

Cinéma

Arnaud Laster annonce que L’Homme qui rit de Paul Leni (1928) va repasser à Nogent-sur-Marne (pavillon Baltard) le 8 juin, avec la musique qui a été composée pour le film lors de sa sortie. Le film n’est pas d’une fidélité absolue au roman. En particulier, deux dénouements avaient été tournés, un heureux, un malheureux, le choix de l’un ou de l’autre étant laissé aux distributeurs. Or tous ont préféré la fin heureuse, et c’est la seule qui nous soit parvenue. Mais c’est un grand film expressionniste, avec un acteur mythique, Conrad Veidt, dans le rôle de Gwynplaine.


Communication de Nicole SavyHugo scénariste? Une version de La Légende du beau Pécopin pour la scène (voir texte joint)


Discussion

Claude Millet remercie Nicole Savy pour cette belle communication, qui attire l’attention sur un projet dont la plupart des hugoliens n’avaient jamais entendu parler.

 

Hugo et le théâtre grand public

Claude Millet note les rapports ambivalents de Hugo à quelque chose qui est proche de la culture industrielle, du théâtre de consommation. C’est un problème similaire qui se posera aux écrivains américains des années trente à cinquante vis-à-vis d’Hollywood.

Rien ne l’oblige à s’y intéresser, souligne Nicole Savy. Apparemment, cela lui plait !

Claude Millet remarque qu’il lui est tout de même plus facile d’adapter son projet dramatique pour une scène (comme le théâtre de la Porte Saint-Martin) tant qu’on ne lui demande pas d’abandonner le cadre du drame. Mais dans l’exemple étudié par Nicole Savy, Hugo est obligé de se fondre dans un genre qui est normé par une culture grand public : il est d’accord au départ, mais finalement il n’y arrive pas.

Ce qu’il faut aussi souligner, c’est que Hugo donne son accord pour ce projet, alors qu’à cette date il est déjà en train de penser à sa respectabilité, à sa carrière politique. Le fait invite à penser qu’on est dans une culture où ces choses ne sont pas incompatibles : qu’on peut être un auteur de féeries tout en visant l’Académie et la Chambre des pairs. Le statut de ce type de théâtre est compliqué ; on n’est pas dans un cadre facile à cerner en termes de respectabilité.

De plus, les séparations ne sont pas nettes entre ce théâtre de grande consommation et le drame romantique. L’histoire littéraire a reconstruit rétrospectivement des frontières tranchées, mais il y a des auteurs représentatifs de ce que Gautier appelle les « charpentiers », qui travaillent à la chaîne, mais qui ont aussi une prétention à participer à l’invention du drame moderne.

D’ailleurs, précise Guy Rosa, dans le théâtre de boulevard, il y a un dégradé. Cela va du théâtre de foire à quelque chose de très proche du théâtre de la Porte Saint-Martin.

Franck Laurent rappelle l’exemple de Scribe, qui a produit des œuvres dans tout le spectre théâtral, et qui finit par entrer à l’Académie française. Cela dit, pour avoir une reconnaissance symbolique forte, il ne faut pas se limiter aux féeries ; il faut aussi faire de la Comédie-Française.

Guy Rosa estime que cette situation est comparable à celle du cinéma actuel, où la frontière entre les productions légitimes et les productions commerciales ne sont pas si nettes que cela.

 

Hugo et l’opéra

Arnaud Laster rappelle que l’écriture de scénario est une pratique familière à Hugo, puisqu’il a déjà écrit La Esmeralda. La grande différence, c’est que cette fois il se dispense du travail ingrat consistant à fabriquer les vers selon les desiderata du compositeur.

Il y a eu des discussions sur le genre de l’adaptation. Lucas penchait pour un ballet, tandis que Hugo croyait un opéra « possible et préférable » (d’après Gautier). Ce n’était pas l’adaptation en opéra qui rebutait Hugo, mais le travail concret que cela impliquait.

 

Hugo et Lucas

Claude Millet se demande si cette décision de reverser à Hugo un tiers des droits n’est pas simplement une histoire d’amitié. Lucas sait que Hugo est gêné financièrement, et veut l’aider…

Nicole Savy confirme que les deux hommes se connaissent depuis longtemps (les années vingt) et que Lucas a beaucoup d’affection pour Hugo.

 

Hugo et la censure

Nicole Savy précise que le registre des théâtres, à l’époque, n’était pas publié. Sinon, la police aurait découvert cette mention de Hugo.

Mais la censure est-elle déjà si hostile que cela à Hugo au début de 1853 ? demande Claude Millet.

Oui, répond Franck Laurent : les choses se gâtent à partir de Napoléon le Petit (août 1852). Jusque-là, les relations entre Hugo et le régime ne sont pas si ouvertement hostiles (Nicole Savy précise qu’il y a, au printemps 1852, des négociations entre la police secrète et Hugo à Bruxelles). C’est d’ailleurs pour cette raison, poursuit Franck Laurent, que Hugo se presse de publier Napoléon le Petit, qui est une déclaration de guerre. On commençait à jaser, on savait bien que, s’il le souhaitait, Hugo pourrait rentrer en France…

Cela dit, le régime ne touche pas trop aux portefeuilles, en tout cas en ce qui concerne les rétributions commerciales privées. Il n’est pas sûr qu’il se serait opposé à une rétribution commerciale de ce type.

Guy Rosa note qu’on a pourtant suspendu le versement à Hugo de la pension de l’Institut. Mais cela, répond Franck Laurent, c’est justement une pension institutionnelle.

Franck Laurent demande comment on a fait parvenir l’argent à Hugo. Nicole Savy répond que c’est Meurice qui s’en est occupé.

 

Compositeurs et musiciens

Claude Millet demande si un compositeur était envisagé.

Nicole Savy répond que oui : Amédée Artus – qui a effectivement réalisé la musique. Il a été fait mention d’un second nom, Eugène Barré, mais celui-ci semble-t-il n’a rien fait. Il faut préciser qu’une partie des airs reprennent des airs déjà connus.

Arnaud Laster précise qu’Artus écrivait beaucoup pour les théâtres. Il a aussi composé la musique de scène du Juif errant, d’après Eugène Sue. C’est un professionnel de ce genre de musique.

Et dans le projet antérieur, demande Claude Millet, Hugo n’indique pas de noms de musicien ?

Non, répond Nicole Savy, ce n’était pas son problème – et puis ce projet n’est qu’une esquisse, de vingt-quatre pages (alors que Le Ciel et l’Enfer, c’est très long ! – et assez ennuyeux, ajoute Françoise Chenet).

 

Hugo et les cartes à jouer

Françoise Chenet salue à son tour ce beau travail. Elle est intriguée par la bataille de cartes à jouer qui est représentée dans Le Ciel et l’Enfer. Est-ce que cela a pu inspirer Lewis Carroll pour Alice au pays des merveilles ?

Nicole Savy répond que ce n’est pas la première fois qu’on représente une bataille de cartes à jouer dans ce genre de théâtre. Il y a eu des précédents, qui ont eu du succès, ce qui incite Lucas à sacrifier à cette mode.

Françoise Chenet note que c’est intéressant symboliquement. On a affaire à des cartes qui jouent une « bataille » : on peut donc se battre autrement que sur un terrain de guerre.

À propos de jeux de cartes, Franck Laurent rappelle un fameux malentendu à la première Hernani : des spectateurs ont compris qu’Hernani disait à Don Ruy Gomez « Vieil as de pique, il l’aime ! » au lieu de « Vieillard stupide… ». Le vers, ainsi déformé, avait été raillé.

 

Publication séparée du Beau Pécopin

Guy Rosa signale qu’il y a eu des publications séparées du Beau Pécopin. C’est l’un des très rares textes que Hugo ait acceptés d’extraire d’une œuvre et de publier à part.

Françoise Chenet croit se rappeler que cela n’arrive que plus tard, en 1856.

Claude Millet : c’est Hetzel qui constitue ce texte en œuvre autonome relevant de la littérature pour la jeunesse.

 

Le Ciel et l’Enfer et La Forêt mouillée

Arnaud Laster se demande si on peut établir des rapports entre Le Ciel et l’Enfer et La Forêt mouillée, écrite par Hugo en 1854, qui pourrait s’apparenter au genre de la féerie. En tout cas, Hugo y éprouve un grand plaisir à faire intervenir des animaux et des plantes dans une pièce.

Nicole Savy objecte que Hugo n’a pas vu la féerie. Mais il a pu l’imaginer, nuance Guy Rosa, ou en lire des comptes rendus, ajoute Françoise Chenet.

 

Du Beau Pécopin au Ciel et l’Enfer

Françoise Chenet note que les oiseaux disparaissent dans Le Ciel et l’Enfer, mais qu’il y a le personnage de la fée Avé, qui peut les représenter. On retrouve dans la féerie certains thèmes de Pécopin, sur un mode certes mineur et très implicite. Mais la thématique de Pécopin ne disparaît pas complètement.

 

Hugo vulgarisateur

Françoise Chenet souligne le désir de Hugo de toucher un public le plus large possible. Il y a un essai de Radiguet qui dépeint Hugo en grand vulgarisateur. Il a toujours voulu être lu par un grand nombre de gens.

Cela, répond Claude Millet, c’est plutôt le discours que Hugo tient sur Dumas. Pour Hugo, c’est Alexandre Dumas qui assume cette mission de vulgarisation : il parle de lui dans un fragment de Choses vues comme d’un professeur d’histoire des Français. Mais il estime que la place est prise, et il ne voit pas de similitudes entre sa propre pratique et celle de Dumas.

 

Hugo dramaturge « populaire »

Claude Millet incite à se méfier de la catégorie du « populaire » quand on parle de théâtre populaire. Dès la monarchie de Juillet, les ouvriers des caves de Lille connaissent les pièces de Hugo par des adaptations en marionnettes (et en chti) produites par des marionnettistes parfois professionnels, mais qui sont eux-mêmes ou ont été des ouvriers. C’est vraiment un théâtre adressé à des gens très pauvres. Par contre, à la Comédie-française, même le poulailler coûte assez cher – et aussi d’ailleurs à la Porte-Saint-Martin. Le mélodrame de la Porte Saint-Martin n’est pas représenté pour le « peuple », mais pour le grand public.

Franck Laurent précise que le théâtre réellement populaire est plutôt sur les scènes plus petites du « boulevard du crime » (le film de Marcel Carné, Les Enfants du paradis, est assez réaliste de ce point de vue) : ce sont le théâtre des Funambules, celui de la Gaîté, etc.

Claude Millet note que l’on connaît d’ailleurs mal les relais par lesquels le théâtre hugolien se diffuse. Lors de son voyage de l’été 1843, Juliette Drouet note dans son journal qu’une salle à manger d’une auberge des Pyrénées est décorée par des scènes empruntées au théâtre hugolien. Comment sont-elles arrivées là ?

Sans doute par la presse et les illustrations, répond Franck Laurent. Et les chansons, ajoute Françoise Chenet.

En tout cas, reprend Claude Millet, la catégorie du « populaire » n’est pas forcément adéquate pour Le Ciel et l’Enfer.

Il vaut mieux parler, poursuit Françoise Chenet, du « grand public » qui va au théâtre.

 


Communication de Jacques-David EbguyHauteurs et profondeurs. Victor Hugo lu par des philosophes contemporains (voir texte joint)


Discussion

Claude Millet remercie l'orateur pour sa communication. Elle invite à penser qu'il y a un effet générationnel chez Badiou, Macherey et Rancière, qui se voit dans la manière dont ils conçoivent les frontières du politique (ainsi, la question écologique n'est pas politique pour eux), dans le rapport à Marx et la manière dont on joue Hugo avec ou contre Marx, et aussi dans la manière de penser l'articulation entre littérature et politique.

 

Hugo et la parole oratoire

Claude Millet remarque que ce qui est manifeste chez Rancière, c'est sa manière très insistante (à rebours de Hugo) de faire une disjonction entre d'une part la parole oratoire, et d'autre part la littérature comme lieu d'une vérité alternative. Or Hugo est quand même un grand représentant de la parole oratoire, et ne coupe pas ainsi le champ des discours.

Mais Guy Rosa rappelle que Hugo note, dans Claude Gueux, le geste d'un négociant de Dunkerque qui a fait imprimer le texte du discours final pour l'envoyer, à ses frais, à chaque député. Mettre Claude Gueux sur les banquettes des députés, c'est bien une substitution ouverte du texte littéraire au texte politique. Ce n'est pas parce que Victor Hugo est un parlementaire éloquent que cette disjonction n'existe pas. Et Hugo lui-même la connait d'ailleurs très bien : dès qu'il ouvre la bouche à l'assemblée, il se fait renvoyer à la Porte Saint-Martin.

Mais Hugo, répond Claude Millet, ne fait pas, justement, ce qu'a fait Rancière : celui-ci a d'abord été un philosophe qui, dans les années 60 à Vincennes, théorisait une descente de la philosophie dans la parole ouvrière, avant de proposer à partir de la fin des années 70 un repli sur le texte littéraire, l'œuvre artistitique. On sent là une volonté de trouver une échappatoire, dans une situation politique sur laquelle il n'a plus prise. Hugo, Balzac et les autres lui servent à rendre compte de cette évolution, d'où le geste consistant à creuser la disjonction, chez Hugo, entre le politique et le littéraire. Alors que Badiou, lui, est dans une situation politique différente parce qu'il n'a pas complètement renoncé au militantisme direct.

L'évolution de Rancière, note Jacques-David Ebguy, est vécue par lui comme une nécessité, et comme une réponse à l'échec d'une certaine pratique du politique.

Claude Millet souligne que la démarche adoptée par Rancière dans ses études littéraires consiste à politiser des textes a priori dépolitisés. Ce mouvement à double détente se sent continuellement.

Cela tient, précise Franck Laurent, à une option méthodologique. Rancière pense qu'il y a une littérarité qu'il ne faut pas retrouver dans le message : il rejoue en quelque sorte le Michelet de Barthes. Il fait d'ailleurs un peu de même avec Braudel et les historiens. Cette approche a quelque chose de très gratifiant pour lui : c'est lui qui sait où sont les choses importantes dans le texte ! Mais cela pousse à s'enfoncer dans l'idée que ce sont les modalités d'écriture qui sont politiques, pas le propos. Du coup, Rancière peut se permettre de dire que la politique oratoire n'a pas d'intérêt… Alors qu'on ne peut vraiment pas faire comme s'il n'y avait pas de grands morceaux oratoires dans la littérature hugolienne. On ne peut pas faire comme si le discours d'Enjolras sur la barricade, par exemple, ne participait pas pleinement à la production du sens politique de l'œuvre.

Jacques-David Ebguy est pleinement d'accord, et signale l'usage par Rancière de l'expression politique de la littérature pour désigner ce que d'habitude, justement, on n'appelle pas « politique ».

Rancière, commente Franck Laurent, continue un peu cette idée de Tel Quel selon laquelle supprimer une virgule, c'est faire la révolution…

Cependant, ajoute Jacques-David Ebguy, d'autres philosophes sont tombés dans l'excès inverse.

Arnaud Laster trouve l'exemple de Claude Gueux intéressant. Mais en l'occurrence il n'y a pas d'opposition entre le texte oratoire et politique et le texte littéraire, car au moment de la publication de Claude Gueux Hugo n'est ni électeur ni éligible. Donc sa seule manière d'intervenir dans le champ du politique, c'est d'écrire un texte comme celui-là.

Et la fin de Claude Gueux, note Franck Laurent, est la péroraison d'un discours oratoire. Par ailleurs, Hugo, à cette époque, pratique aussi la plaidoirie (en défense du Roi s'amuse).

Hugo fera plus tard, poursuit Arnaud Laster, l'expérience de la tribune, ce dont rend compte L'Homme qui rit.

Et cela témoigne bien, continue Guy Rosa, d'une substitution de la littérature au discours politique.

Concrètement, résume Claude Millet, contrairement à Rancière, Hugo fait feu de tout bois. Parler à la tribune n'est pas certes pas équivalent à écrire un roman, mais l'un ne se substitue pas à l'autre. L'idée que ce qui a de la valeur, c'est la politique alternative qui échappe au tapage, est une idée anti-hugolienne. Hugo fait bel et bien du tapage, et des grands discours, à Jersey et à Guernesey.

Hugo était en effet une bête de médias, ajoute Franck Laurent.

 

Lacunes et points aveugles

Franck Laurent note que Badiou est le seul des trois à assumer la dimension héroïque chez Hugo (les deux autres la rejettent du côté de l'emphase). Cela tient certainement à son côté aristocratique. Mais il a raison là-dessus : Hugo n'est pas Balzac, et si on aime Hugo, il faut faire droit à cette dimension héroïque.

Franck Laurent relève en outre deux points présents dans Les Misérables mais qu'aucun des trois auteurs ne peut, pour des raisons politiques, assumer :

– chez Hugo, il y a tout et son contraire. Ce qui fait la force des Misérables, c'est qu'il s'agit d'un roman encyclopédique qui multiplie les types de conflits et d'apories, les chocs de discours, etc. Il y a là une dimension libérale, que les trois philosophes ne veulent pas voir. Pour Hugo, l'espace démocratique, c'est aussi cela ;

– Hugo proclame la valeur de l'amour. Les Misérables sont un grand roman d'amour, où l'amour apparaît comme un point de butée du tout-politique. Quand Rancière dénonce le bonheur bête de Cosette, c'est un contresens.

Jacques-David Ebguy trouve gênante, en effet, cette inattention à certains aspects de l'écriture hugolienne, et notamment à tout ce qui relève de la veine épique. Sur la question de l'amour, on peut préciser que l'amour est, pour Badiou, l'un des quatre lieux de vérité. Et Badiou évoque quelque part Hugo à ce propos. De ce point de vue, Les Misérables pourraient trouver leur place dans le système badiousien.

Hervé François regrette également le silence observé par les trois philosophes sur la philosophie hugolienne de la nature. Or c'est une partie importante de la pensée de Hugo, qu'il va peut-être chercher du côté du romantisme allemand et de Schelling.

Macherey en parle un peu, précise Franck Laurent.

 

Badiou, la lutte des classes et la « politique de l'infini »

Claude Millet note que Badiou cite le passage des Misérables qui définit la bourgeoisie comme fraction contentée du peuple, alors que cette définition paraît contradictoire avec une pensée de la lutte des classes.

Mais chez Badiou, répond Jacques-David Ebguy, la « politique de l'infini » n'est précisément plus la politique marxiste en termes de lutte des classes.

 

Hugo, l'histoire et l'événement

Guy Rosa s'est senti rajeuni par l'exposé de Jacques-David Ebguy ; le parallèle entre le creux historique du Second Empire et le creux historique post-68 lui paraît évident ; et il ne lui a pas été désagréable d'entendre parler d'un infini qui ouvre sur l'espérance de la Révolution. Mais un point, selon lui, est sous-exploité par les trois philosophes, c'est la question de l'histoire. Qu'en est-il ?

Claude Millet signale que Badiou s'intéresse à l'événement chez Hugo. Hugo et Badiou sont deux lecteurs attentifs de  Paul, et Badiou identifie chez Hugo une pensée de l'événement, ce qui ne surprend pas. En particulier il s'intéresse à la question de l'insurrection (et de l'émeute).

Mais la pensée badiousienne de l'événement, précise Jacques-David Ebguy, est une pensée non historique.

Elle est en effet plus ontologique qu'historique, poursuit Franck Laurent, car Badiou est platonicien. Alors que Rancière et Macherey sont plus historiens que Badiou.

 

Querelles de disciplines

Françoise Chenet s'agace du fait que les philosophes se placent toujours en position d'exégètes et prétendent tirer les leçons des livres, en prétendant avoir le dernier mot, contre l'avis des spécialistes.

Franck Laurent voit surtout là des querelles de disciplines. Mais c'est vrai qu'il y a parfois un peu de mépris des philosophes pour les littéraires… C'est aussi le cas de Bourdieu, dans Les Règles de l'art, qui parle longuement du romantisme alors que sa seule source sur la question est, ou peu s'en faut, le livre d'Albert Cassagne (La Théorie de l'art pour l'art en France), qui date de 1906.

Claude Millet voit la cause de ce dédain dans le fait que la discipline littéraire n'a plus la position dominante qu'elle avait conquise dans les années 60…

… mais en se soumettant, ajoute Guy Rosa, à d'autres disciplines, la linguistique, l'histoire ou la psychanalyse.

 

Exhumation philosophique de Hugo

Franck Laurent souligne qu'il n'est pas nouveau que la philosophie convoque la littérature. C'est même une marque de fabrique de la philosophie française, dénoncée par Bourdieu. Mais dans les années 60 à 80, on s'occupe surtout du canon de la modernité littéraire, avec Kafka, Borges, Leiris, Blanchot… Hugo est absent du paysage. Or les trois philosophes étudiés font émerger Hugo dans les années 90 et 2000. Est-ce qu'ils justifient ce retour à Hugo ?

Jacques-David Ebguy répond que Rancière s'oppose explicitement aux lectures de la génération précédente.

 

« Vive la mort ! »

Franck Laurent demande si l'un des auteurs s'intéresse au dernier cri de la barricade : « Vive la mort ! ». Jacques-David Ebguy répond que non. Mais Guy Rosa proteste contre l'extraction de cette formule hors de son contexte.

 

Badiou poète

Claude Millet souligne que Badiou est poète, et le seul des trois philosophes à l'être. Ce n'est peut-être pas un hasard s'il est attentif aux formulations, s'il est sensible au poétique. Les deux autres auteurs sont plus sensibles aux schèmes, aux opérations, moins à la langue.

En effet, confirme Jacques-David Ebguy, Badiou s'appuie souvent sur des formulations de Hugo, mais aussi de Rimbaud.

 Jordi Brahamcha-Marin