Séance du 17 septembre 2016

Présents: Michèle Riot-Sarcey, Claude Millet, François Rostain, Jean-Marc Hovasse, Tristan Leroy, Yvette Parent, Nicole Savy, Jean-Pierre Langellier, Angelica Radicchi, Franck Laurent, Michel Arouimi, Caroline Julliot, Jérôme Decourcelles, Arnaud Laster, Guillaume Peynet, Yannick Balant, Sylvie Vielledent, Jordi Brahamcha-Marin.


Informations

Claude Millet souhaite une bonne rentrée aux membres du Groupe Hugo. Jérôme Decourcelles présente François Rostain, qui interprète Hugo dans son court-métrage Didine.

 

Spectacles

Claude Millet signale que le cours Florent était à la Maison Victor Hugo du 12 au 17 septembre, pour une interprétation du Roi s’amuse. Elle a été éblouie. Les acteurs avaient une très bonne diction et une admirable énergie. L’inscription de la pièce dans l’espace de la Maison Victor Hugo était très poétique. La pièce était recentrée sur le personnage de François Ier et sur les thèmes de la violence d’État et de la jeunesse dorée. Malgré quelques réserves sur la musique finale, qui tirait trop du côté de la variété, elle a trouvé le spectacle beau et  intelligent.

Arnaud Laster ne partage pas cet enthousiasme. Il n’a pas été convaincu par Triboulet, physiquement trop proche de François Ier. On ne sent plus le contraste entre le prestige royal et le grotesque de Triboulet. Certes, le spectacle met l’accent sur la dénonciation de la jeunesse dorée et de la luxure royale. Mais il le fait trop au détriment de la révolte de Triboulet. Les coupes affectent d’ailleurs les plaintes de Triboulet, et même ses attaques contre la cour, notamment celle, fameuse, contre la « race damnée » des courtisans.

Claude Millet analyse Triboulet comme une figure de l’aliénation, qui à un moment décide de sortir de cette aliénation. On peut donc parfaitement le jouer en mettant l’accent sur celle-ci : de ce point de vue, sa ressemblance avec François Ier est efficace. Le bouffon paraît absorbé dans la sphère du pouvoir, au point de ne plus être lui-même.

Arnaud Laster évoque, par comparaison, la mise en scène de Don Giovanni, par Peter Sellars, qui faisait de don Giovanni et de son valet des jumeaux. Cela non plus ne lui avait pas paru convaincant : on gomme le côté subversif…

Claude Millet indique que Lucilla Sebastiani-Lombard, qui nous avait rendu visite lors de la dernière séance de l’année précédente, joue dans une mise en scène du Dernier Jour d’un(e) condamné(e), à l’Essaïon, rue Pierre au Lard (mise en scène : Pascal Faber, Christophe Borie). La scène est dans une cave, ce qui résonne bien avec le texte de Hugo… Et que le rôle soit joué par une femme fonctionne très bien. Le spectacle est soutenu, entre autres, par le ministère de l’Éducation nationale, les Amis du Monde diplomatique, l’ACAT (Association des chrétiens pour l’abolition de la torture).

Arnaud Laster signale la reprise le 25 novembre à la maison de Chateaubriand de Victor Hugo et George Sand : et s’ils s’étaient rencontrés ?, pièce dans laquelle il joue, et écrite par Danièle Gasiglia-Laster : une auteure rêve à la rencontre de Hugo et de Sand, qui se matérialisent sous ses yeux. Arnaud Laster rappelle que la pièce est très documentée, ce n’est pas de la pure fiction.

On annonce également qu’une pièce intitulée Pyrénées ou le voyage de l’été 1843 se donne au Lucernaire, du mardi au samedi, à 19h. Jérôme Decourcelles nous informe qu’il recevra Sylvie Blotnikas, metteure en scène de ce spectacle, le jeudi 29 septembre, de 12h à 13h30, dans son émission culturelle Un doigt dans le culturel, diffusée tous les jeudis sur une webradio, et destinée aux jeunes à partir de treize ans.

Arnaud Laster a vu ce spectacle, fondé sur un découpage très peu altéré du texte de Hugo. Le rôle principal est joué par Julien Rochefort, qui ne cherche pas à ressembler à Hugo, mais qui fait bien passer l’humour du texte.

Arnaud Laster indique aussi, à la Folie-Théâtre, le spectacle Valjean, mis en scène par Elsa Saladin : un acteur (Christophe Dellessart) endosse le rôle de Valjean, dans les derniers moments de sa vie, écrivant à Marius pour lui révéler ce qu’il a été. Cette astuce permet de raconter l’essentiel de l’intrigue de Valjean. Le résultat est tout à fait honnête.

 

Parution

Un numéro de Romantisme sur « L’épique » est paru. Claude Millet y est l’auteur d’un article intitulé « L’épique à l’épreuve (Victor Hugo) ». On lira aussi sur Hugo dans le même numéro: « Balzac et le cénacle hugolien : un point d’histoire du romantisme », de Michel Brix, et « Notre-Dame de Paris ou la continuation de l’épique par d’autres moyens », de Marguerite Mouton).

 

Colloques

Claude Millet nous rappelle que le colloque d’agrégation sur Les Contemplations aura lieu le 4 novembre après-midi à Paris IV (amphithéâtre Guizot), et le samedi 5 novembre à Paris III (amphithéâtre A). Les actes seront publiés sur le site du Groupe Hugo. Le programme des interventions est disponible.

Claude Millet annonce aussi un colloque à Saint-Étienne intitulé « Fictions de la révolution », les 6 et 7 octobre. Le 7, Franck Laurent y parlera des « Fictions religieuses de la Révolution français chez Victor Hugo (La Fin de Satan, etc.) ».


Communication de Claude MilletPrésentation du Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France, par Michèle Riot-Sarcey. Éditions La Découverte, 2016 (voir texte joint)


Discussion

Michèle Riot-Sarcey remercie Claude Millet pour sa lecture attentive de son travail.

Elle est historienne, explique-t-elle, mais pas étrangère à la littérature. Elle a longtemps travaillé sur et avec Balzac et a retenu pour elle-même un point de vue extrait des Paysans de Balzac : « L’historien doit rendre tout probable, même le vrai. » Elle est convaincue de la valeur pérenne de cette certitude qu’affichait alors l’écrivain.

 

L’une de ses notions-phares est l’ « historicité » dont elle a construit le sens avec Henri Meschonnic. Elle s’inscrit en faux contre l’idée des « régimes d’historicité » (François Hartog), selon laquelle les contemporains se saisissent semblablement des événements du passé, en fonction des outils dont ils disposent. C’est une réduction de la notion. Tous les grands écrivains du XIXe siècle, et Balzac en particulier, montrent la diversité d’appropriation du passé. Chaque vision du passé entre en conflit avec les enjeux du temps présent. Ainsi l’historicité de la Révolution française ne cesse d’être repensée en faisant l’objet d’interprétations multiples à partir des tensions du moment. Le tout est de savoir qui parle ? Au sein de quel enjeu ? Et quel est le sens qu’il/elle donne à ce qu’il dit ?

Son propre travail consiste à confronter l’événement (la Révolution française, la Révolution de 48, celle de 1830, La Commune, l’Internationale…) avec les mots qui le qualifient, donc à situer les auteurs dans le temps de leur expression. Si la littérature l’éclaire, elle ne privilégie ni Baudelaire ni Flaubert ; elle s’arrête seulement sur la perception de l’événement de ces écrivains. De celui de 1848, ils ont saisi la puissance « novatrice ». Impossible de banaliser Baudelaire quand celui-ci écrit en 1848 un poème sur la beauté du peuple, il comprend l’événement dans son historicité, c’est à dire dans son devenir. Il s’agit bien de la portée et du sens de 1848 chez ces auteurs.

Le rapport passé /présent est la condition d’un possible devenir. Parfaitement agencé dans la pensée de Walter Benjamin, notamment dans Paris capitale du XIXe siècle : le livre des passages, l’auteur ouvre la porte au regard critique. Selon Michèle Riot-Sarcey, ce livre, très difficile d’accès, est extrêmement important pour qui veut comprendre le XIXe siècle ; pendant plusieurs années, « nous avons tenu un séminaire à l’EHESS », rappelle-t-elle sur la pensée de l’histoire chez Benjamin. La catastrophe, en train d’avenir dans les années 1930, est la préoccupation centrale du grand philosophe : sa thèse critique pourrait se résumer en deux temps : comment est-on passé d’une époque, où l’émancipation était le devenir du plus grand nombre, à la barbarie à laquelle lui-même a échappé… en se suicidant ? Comment sauver le passé de cette catastrophe dont nous sommes les héritiers ? Selon Michèle Riot-Sarcey il serait nécessaire d’actualiser l’interrogation, car une nouvelle catastrophe se prépare.

Benjamin, quant à lui, en détecte l’origine dans la philosophie du progrès du XIXe siècle, et tout en sélectionnant les partisans de cette philosophie, il part en quête des « résistants ». Fourier est de ceux-là. Ce dernier considérait le devenir du bonheur humain, incompatible avec l’exploitation de l’homme par l’homme. Parmi les adeptes du « progrès » – les citations du Livre des passages sont éloquentes à cet égard –, sont répertoriés, les saint-simoniens, grands promoteurs de la révolution industrielle. Parmi eux : Michel Chevalier, un des théoriciens, après Saint-Simon, de la force irrépressible et donc naturelle des choses. L’idée, retenons-le, fut reprise par les marxistes. Quelles qu’en soient les conséquences, la philosophie du progrès et son corollaire, la révolution industrielle, seraient la condition nécessaire au « passage à un monde meilleur ». Pour Benjamin, l’origine de la catastrophe est dans cette philosophie du progrès devenue non seulement compatible avec l’exploitation de l’homme mais à l’origine de son aliénation.

La question que Michèle Riot-Sarcey se pose est donc la suivante : pour quelle raison avons-nous traité le XIXe siècle hors de cette historicité ? Pourquoi avons-nous écarté cette histoire au profit d’une continuité, en minorant ou effaçant les entailles au système ? Elle-même essaie de saisir ces moments singuliers de résistances où le devenir possible est accessible, au sein de ce qu’elle nomme les discontinuités.

Son livre, poursuit-elle, ne prétend pas être un ouvrage clos ; et surtout pas une mise en accusation de Victor Hugo. Il s’agit d’un processus de pensée qui lui permet de déconstruire les continuités et donc d’en repérer les auteurs à travers ce qu’elle appelle la fabrique de l’histoire (distincte du mouvement réel de l’histoire). Hugo, avec Les Misérables est de ceux-là. Repenser l’histoire à contresens permet alors, et alors seulement, de retrouver ce mouvement en accédant aux acteurs de l’histoire en 1830, 1848, etc., à qui a été dénié le statut de sujet par l’œuvre de ceux qui ensuite en construisent le sens.

Dans les manifestations contre la loi Travail, on a vu des badges « Non au retour à Germinal », par exemple. Il est intéressant que les participants à Nuit debout aient décidé d’arrêter le temps le 31 mars, comme en 1830, comme pendant la Commune les horloges se sont arrêtées… Ces télescopages entre passé et présent sont précisément ce dont parle Benjamin quand il évoque l’actualité du passé. Le livre de Michèle Riot-Sarcey tente d’actualiser au présent le passé effacé en restituant si possible les enjeux du temps dans leur historicité ; un moyen qui aide à comprendre qui nous sommes et où nous en sommes. Elle a travaillé en fonction de ces remémorations successives (par exemple, le souvenir de 1789 en 1848…). Elle a regardé pour cela les manifestes, les correspondances des ouvriers et des gens de peu comme des gens de bien. Elle commence avec la lettre d’un normalien, en 1848, qui se souvient de 1789 et de 1830, pour rappeler les promesses des soulèvements populaires antérieurs, dont les révolutionnaires de 1848 sont les héritiers. Tous les manifestes envoyés à la Chambre des représentants le rappellent. 1848 se doit d’achever les promesses de 1789.

Cela conduit Michèle Riot-Sarcey à valoriser tous ceux qui ont saisi la signification concrète de 1848 ; elle ne revendique pas pour autant la totalité des œuvres des auteurs qui, en 1848, même l’espace d’un instant, furent clairvoyants.

De l’autre côté du miroir de l’histoire, la liberté, au sens donné par Pierre Leroux, c’est-à dire, vue, comme condition de l’émancipation de chacun, n’est pas au centre des grands auteurs comme Saint-Simon, par exemple. Et concernant Victor Hugo, source magistrale de nombre d’historiens, Michèle Riot-Sarcey a vu la nécessite de relire Les Misérables, afin de soumettre l’œuvre à l’épreuve du temps où la liberté «était à la mode ». Le nombre de lecteurs des Misérables est sans équivalent dans les années 1860-70 et la figure de Hugo est incontournable, comme l’était celle de George Sand en 1848. Dans une position à l’écart des révolutions de 1830 et de 1848, longtemps Victor Hugo ignore ce que liberté veut dire dans le combat des insurgés. Il ne comprend pas plus Juin que Février. Et semble s’éveiller après coup. Il s’est donc agi à travers l’écriture des Misérables, ce grand récit des événements de la première moitié du XIXe siècle, de comprendre pourquoi, dans les années 1860, les événements de 1830 comme ceux de 1848 s’estompaient. Rien ou presque sur 1830, dans les Misérables et la barricade de 1848 est érigée en allégorie de son échec. Plus aucun sujet « libre » parmi les personnages des Misérables excepté Gavroche qui meurt sur les barricades de 1832, seule révolution dont il « rend compte ». Victor Hugo en décrit la vanité sinon l’illusion à travers ses personnages de fiction appartenant à une société secrète. Tous se suicident d’un certain point de vue. Pourquoi valoriser 1832 et se taire sur les autres révolutions ?

Hugo met son talent au service de la relation du « vrai des choses ». Mais rendre cette « vérité probable », lorsqu’il s’agit de la lecture d’une insurrection « faite par des sujets en lutte pour leur liberté » lui est étrangère. Il y a un vrai sur lequel il fait l’impasse. Gavroche meurt sur la barricade en 1832 : il n’y a pas (deux fugitifs !), « d’ouvriers » dans l’histoire. De ce point de vue, il partage l’opinion des saint-simoniens, et de bien d’autres sur la fonction sociale de la bourgeoisie comme guide du peuple.

Michèle Riot-Sarcey essaie de relire « du point de vue de la liberté » Les Misérables, pour comprendre en quoi cette œuvre magnifiquement écrite a permis de construire une continuité historique en gommant les événements où, dans le temps court du mouvement de l’histoire, les acteurs en sont devenus sujets. Travailler avec Benjamin lui permet de dépasser la linéarité réductrice de l’écriture de l’histoire en « faisant exploser » les continuités afin de retrouver l’historicité conflictuelle à laquelle tous et chacun ont été confrontés. Il faut saisir l’historicité de ces discontinuités car l’historien accède à des enjeux écartés ou minimisés par les multiples interprétations dont ils ont fait l’objet –Flaubert a compris de ce point de vue quelque chose de spécifique et surtout d’irréductible.

Petit détail, par exemple, Hugo n’a pas rendu hommage à la véritable Louise Julien, une aristocrate qu’il transforme en prolétaire. Mais reconnaissons à Hugo une forme de clairvoyance à propos de la Commune, événement incongru pour la plupart des contemporains, hors Commune

Note annexe : Dans les années 1860, les féministes ont honte de ce qu’elles ont fait en 1830. La pensée du passé est tellement occultée qu’il est impossible aux mêmes personnes de se reconnaître dans leurs actes. Donc on va privilégier les grandes figures, comme Louise Michel : c’est ce que fait Hugo. On oublie les figures qui reprochent aux communards d’avoir tout fait sauf l’égalité et la fraternité. (Comme André Léo par exemple)

Pour retrouver ce processus de pensée, il faut mettre en scène tous ceux qui sont responsables de cette écriture continue. Il était impossible de faire l’impasse d’une lecture critique des Misérables : où les sujets de l’histoire en 1830 ou 1848 ont été occultés

Autre petit détail : Hugo prend la précaution de nous « restituer » une anecdote fameuse : Louis-Philippe voit Gavroche dessiner une poire, caricature on le sait du roi « mal aimé » ; celui-ci termine le dessin et offre une médaille au gamin. Hugo rend ainsi, hors chapitre qui lui est consacré, Louis-Philippe sympathique.

Quant à la tradition marxiste ! Michèle Riot-Sarcey ne se sent pas porteuse ni héritière de celle des littéraires, très singulière de son point de vue. Des rencontres avec elle ? Peut-être mais involontaires.

 

Claude Millet répond qu’elle a été frappée de voir Michèle Riot-Sarcey rencontrer parfois Oehler et Barbéris.

Elle souligne un paradoxe : Michèle Riot-Sarcey travaille sur l’historicité, ce qui la porte à s’intéresser au champ historique comme conflit de discours et d’interprétations. Mais alors pourquoi ne pas chercher à voir quel est le statut de Hugo en 1862 ? Nicole Savy a montré que ce n’est pas un monument. Jusqu’à ce que l’amnistie des communards soit réglée, Hugo engendre des discours très hugolâtres et d’autres très hugophobes. Ce n’est pas du tout un poète consensuel. Il est d’ailleurs remarquable que notre « poète national » soit un homme qui ait passé son temps à cristalliser les oppositions et à déchaîner le dissensus… Hugo ne devient un monument que quand il a quatre-vingts ans, et encore. Dans les années 60, il n’est pas celui qui donne le mot.

Mais oui, Hugo a sous le Second Empire une connaissance très limitée du socialisme ouvrier. Il est en exil, et il était avant cela un grand bourgeois orléaniste. La classe ouvrière, il ne la connaît que par ses fils. Hugo n’est pas Vallès.

 

Franck Laurent remercie Michèle Riot-Sarcey pour son livre très intéressant. Il précise qu’il ne faut pas, selon lui, se réfugier derrière ses identités disciplinaires respectives si l’on veut discuter. Il est trop facile de dire que les historiens et les littéraires n’ont pas les mêmes méthodes et ne lisent pas les mêmes textes.

Il a beaucoup apprécié le travail documentaire à l’œuvre dans le livre. Michèle Riot-Sarcey s’appuie sur des documents pas toujours mis au premier plan dans l’histoire de la période, ce qui lui rappelle La nuit des prolétaires de Jacques Rancière. Il est très sensible à la manière dont l’auteure réutilise le terme de liberté, en évitant de tomber dans le piège consistant à opposer liberté et égalité, ce qui est anachronique à l’époque. Même aujourd’hui d’ailleurs, il n’y a aucune situation pratique où on puisse opposer égalité et liberté.

Franck Laurent remarque qu’il y a beaucoup de choses, chez Hugo, qui vont dans le sens de ce que dit Michèle Riot-Sarcey à propos de l’autonomie des luttes ouvrières. Certes, l’idéal politique de Hugo, c’est l’idéal républicain intégrateur. Mais d’abord, une œuvre littéraire n’est pas un discours thétique. Il y a un peu de tout chez Hugo : ses œuvres absorbent beaucoup des tensions du moment. Cela le rend souvent lui-même contradictoire. Les analyses de Michèle Riot-Sarcey sur Hugo appellent donc quelques remarques :

- Sur l’anecdote relative à Louis-Philippe, individu sympathique, bon père de famille : il faut préciser que Hugo distingue la royauté, le règne et le roi. Pour Hugo, le roi peut être bon mais le règne non, et la royauté certainement pas. Son idée est celle-ci : même un type plutôt bon bougre, quand il est roi, c’est un tyran.

- Hugo n’a pas « choisi » l’exil ! Il dirige la résistance armée au coup d’État, et il est proscrit. On n’est pas certain que Baudelaire ait participé à la révolution de juin 48; en revanche, Hugo a participé à la résistance armée en 51.

- Il est vrai que la construction des personnages d’insurgés est un peu falote, et qu’il n’y a qu’un seul ouvrier. Les personnages de l’ABC, on les confond un peu tous, et dans toutes les adaptations cinématographiques des Misérables le groupe de l’ABC est toujours très mal traité. On n’a effectivement pas de personnage d’ouvrier à part Fleury, et certainement pas en lutte. Mais Hugo est capable de faire un sort à l’anonyme, notamment dans les contextes de mouvement populaire. Par exemple il est sensible au fait que la discontinuité de l’événement révèle ou construit une « fraternité des inconnus », d’après une expression des Misérables. Ni Balzac ni Flaubert ne sont capables de cela.

- On ne peut bien sûr pas prétendre que Hugo n’ait pas été un adepte de la philosophie du progrès. Mais il est très loin d’être un progressiste béat, et très loin de Saint-Simon et de Comte. On s’en rend bien compte dans La Légende des siècles : il y a des morceaux dans tous les sens, pas cohérents… La « Vision d’où est sorti ce livre » montre l’image du mur des siècles qui s’écroule.  La préface de 1859 parle du « fil […] ténu du progrès ». Ce n’est pas un progrès simple. Même dans Les Misérables, il n’y a pas d’occultation de 30 au profit de 32. L’idée de Hugo est de ne pas se focaliser sur les grandes dates : ce qui serait continuiste, précisément, ce serait de parler de 1830, d’honorer la victoire, comme Michelet. Le fait d’aller voir plutôt vers 1832 a un sens républicain, car il s’agit de la première insurrection républicaine. Mais c’est aussi l’idée que la grande Histoire apparaît dans quelque chose qui, au regard des siècles, est un peu petit. L’Homme qui rit ne se passe pas pendant la Première Révolution anglaise, ni pendant la Glorieuse Révolution, mais sous la reine Anne. Notre-Dame de Paris se passe en 1482 ; c’est un roman écrit deux ans après la Chronique du règne de Charles IX, qui prend place en 1572, date autrement plus significative dans l’histoire de France. C’est une tendance qui va contre une lecture continuiste-progressiste de l’histoire.

- Sur la Révolution industrielle, il faut rappeler le poème « Pleine mer », à la fin de la Première Série de La Légende des siècles, qui dit tout ce que la Révolution industrielle a d’aliénant et de calamiteux.

- Puisque Michèle Riot-Sarcey manifeste un souci éthique de faire entendre les voix populaires, pourquoi ne pas les faire parler à propos de Hugo ? Celui-ci jouit d’une popularité inouïe, presque sans exemple, à la fin de sa vie. C’est vrai aussi du côté des militants. Lissagaray met un vers de Hugo en épigraphe de son dernier chapitre de son Histoire de la Commune. On sait par Louise Michel que les Communards déportés à Nouméa respectent énormément Hugo. Lafargue a beaucoup de mal à faire publier son pamphlet contre Hugo dans la presse socialiste. Cette hugolâtrie populaire est un phénomène historique, qui trouve aussi sa source dans Les Misérables.

 

Michèle Riot-Sarcey répond que l’étude de la réception de Hugo aurait représenté un travail trop énorme, et aurait constitué un pas de côté inadapté à l’ouvrage qui était le sien. Elle précise qu’elle travaille en ce moment sur la réception de Hugo, et notamment des Misérables, en Amérique latine – dans le cadre d’un travail sur la suite de son livre, à propos du XXe siècle cette fois.

Elle maintient que le choix de 1832 pour Hugo ne s’inscrit pas seulement dans une vision républicaine. C’est un choix qui l’arrangeait bien, lui permettant de reconstruire une république sans le moindre représentant du monde du travail. 1830 et 1848 le gênaient.

Peut-être est-elle trop influencée par ses premières lecture de Sartre qui ont façonné sont « être au monde » car c’est de là qu’elle parle d’exil « choisi ». Elle fait référence à un choix existentiel de l’exil.

Elle maintient que Hugo ne veut pas connaître le monde ouvrier, malgré les tentatives de Pierre Leroux de le lui faire « entendre raison ». Franck Laurent la suit jusqu’à un certain point : il rappelle que Hugo avait reproché à la Commune d’être faite par des inconnus, et confirme la réticence du poète, pendant l’exil, à connaître les mouvements ouvriers.

 

Michèle Riot-Sarcey pense que la référence à la « fraternité des inconnus » constitue un hommage subliminal à juin 1848. Mais là n’était pas l’objet de sa réflexion.

L’anonymat des personnages populaires est bien commode : il permet de faire l’impasse sur les sujet réels, vu que le personnage s’enfonce dans l’ombre et qu’on l’oublie.

 

Claude Millet rappelle qu’il y a l’idée, chez Hugo, que ce que l’idéologie considère comme impossible peut toujours faire effraction dans le réel. L’utopie est considérée comme une force motrice, qui ouvre à l’imagination de ce qui n’est pas encore advenu. Cela ne va pas dans le sens du continuisme, précise Franck Laurent. C’est donc, reprend Claude Millet, un drôle d’idéal que l’on a chez Hugo : cet idéal est toujours en train de travailler le réel.

De plus, ajoute Franck Laurent, Hugo nous dit que nous n’avons jamais une préhension totale du réel. On ne peut donc pas tout prévoir, et il y a donc toujours de la réserve. Les fins de Hugo sont souvent tristes, mais jamais tragiques : il y a toujours un potentiel pour autre chose. C’est cela qui fonde la valeur hugolienne de l’héroïsme. Mais il est vrai que Hugo n’articule pas toujours tout cela de manière cohérente.

Claude Millet précise, sur la révolution, que Hugo croit à sa nécessité tant qu’il y a blocage historique. C’est précisément une pensée de la continuité, dit Michèle Riot-Sarcey.

 

Arnaud Laster est d’accord avec Claude Millet et Franck Laurent. Hugo n’est pas consensuel du tout ; Les Misérables ont été éreintés par la plus grande partie de la critique de l’époque. Hugo, en 1862, est l’ennemi public du régime. Il est conspué aussi par Flaubert,  Lamartine…

Hugo donne de l’eau au moulin de Michèle Riot-Sarcey. C’est un homme de la discontinuité. Il est très étranger à l’idée d’une continuité du progrès. Dans « Loi de formation du progrès », poème de L’Année terrible, le progrès est représenté comme une suite de catastrophes. Il est très conscient qu’il y a des moments de recul, de réaction. Les Misérables ont d’ailleurs été publiés dans un moment de régression.

Certes Hugo ne développe pas 1848 dans Les Misérables. Mais le roman s’achève en 1833 ! Ce choix est sans doute aussi analysable comme un refus de l’optimisme qui aurait consisté à prendre comme axe une révolution qui réussit, comme 1830. L’amertume de Hugo n’est pas si éloignée de celle de Flaubert dans L’Éducation sentimentale.

 

Une question d’Arnaud Laster : quels sont les poèmes de Baudelaire sur la beauté du peuple auxquels Michèle Riot-Sarcey fait référence ?

Il s’agit, répond Michèle Riot-Sarcey, d’un poème intitulé « La Beauté du peuple », paru dans le journal Le Salut public en 1848. Elle en avait parlé dans son précédent livre sur 1848, la révolution oubliée, avec Maurizio Gribaudi. C’est un poème extraordinaire.

Mais alors, reprend Claude Millet, il faut faire attention à ne pas donner une impression de télescopage, à ne pas laisser entendre que le Baudelaire du Salut public est le même que celui des Petits Poèmes en prose.

 

Arnaud Laster trouve risqué d’isoler Les Misérables du reste de l’œuvre de Hugo. Les Misérables ne sont pas son dernier mot ; le livre Actes et paroles, où il réunit ses interventions publiques orales et écrites, est une source incontournable. Et là, sur la révolution de 1848, il y a des choses très importantes. Il la célèbre en 1854, en 1855… Il exalte tout ce qu’elle contenait de potentialité. On ne peut pas dire qu’il y a chez Hugo une occultation de 1848. Arnaud Laster cite à ce sujet la conclusion de son édition des Misérables en Pocket : « Ses lecteurs [sont] invités à devenir réalistes à la manière de Hugo, c’est-à-dire, sachant que tout s’efface, à demander néanmoins et dès maintenant ce qui passe encore pour impossible, et à faire en sorte que l’utopie d’aujourd’hui soit la réalité de demain. » (Arnaud Laster, Préface à V. Hugo, Les Misérables, vol. 1, Paris, éd. Pocket, 1998, p. 15).

 

Michèle Riot-Sarcey compare Les Misérables au Contrat social de Rousseau : quand les gens de peu lisent un livre de Hugo, il s’agit des Misérables. Le grand livre qu’on lit au Venezuela ou au Chili, encore Les Misérables. Actes et paroles ne permet pas de rendre compte de la perception de la continuité historique. Sur 1830, Hugo défend un point de vue très classique, repris par la grande majorité des historiens, comme François Furet. Si Hugo laisse entendre le bien-fondé des discontinuités, c’est seulement dans les interstices. Le sujet révolutionnaire, prolétaire, de 1830 et de 1848, n’existe pas. Dans les années vingt, ce sont les prolétaires qui créent des sociétés secrètes ; celles-ci n’ont rien à voir avec l’ABC. Hugo efface cela. Les Misérables lui permette de fabriquer une histoire continue à la lumière des interprétations qui participent de la fabrique du sens de l’histoire en opposition à son mouvement réel.

Franck Laurent estime avoir un désaccord de lecture réel avec Michèle Riot-Sarcey sur Les Misérables.

 

Arnaud Laster trouve l’individualisation des membres de l’ABC très intéressante. Chacun a sa spécialité, ses motivations. Michèle Riot-Sarcey relève que la liberté ne figure pas dans leurs discussions. Si, répond Arnaud Laster : l’un d’eux dit qu’il y a quelque chose de plus grand que Napoléon, à savoir la liberté.

 

Yvette Parent n’aime pas ces parallèles entre Baudelaire, Flaubert et Hugo. Elle adore Balzac, même monarchiste, et elle aime Baudelaire. C’est adopter une vue moralisante de l’histoire que de comparer tous ces grands hommes.

Le sujet de l’histoire, pour Hugo, c’est la bourgeoisie et le peuple. C’est pour cela qu’il en revient à la Révolution française, et à la séquence 92-94. En réhabilitant Robespierre, il fait effectivement exploser la chronologie. La barricade de 1832 doit se lire dans cette optique ; il a bien le droit de voir à cette aune l’histoire qu’il a envie de raconter.

Il y a beaucoup de prolétaires dans Les Misérables si on se souvient qu’un prolétaire, au XIXe siècle, ce n’est pas seulement un ouvrier. Il faut lire Hugo à la lumière de son époque.

 

Michèle Riot-Sarcey revient sur le sens qu’elle donne au mot historicité. Il ne s’agit pas pour elle de faire exploser la chronologie, mais de faire exploser les continuités qui sont construites après coup, pour comprendre certaines continuités souterraines. Dans une période historique donnée, des mots sont employés pour décrire l’événement ; chaque acteur lui donne un sens différent. En 1830, des ouvriers expliquent qu’ils ont fait une révolution, alors que les autorités libérales parlent de coup d’État. L’« historicité » met en scène cette conflictualité.

Sur les sujets de l’histoire, effectivement, Hugo est comme tout le monde : son sujet, c’est la bourgeoisie et le peuple. Mais c’est ainsi qu’on institue le sujet. En réalité, les sujets de l’histoire, sont ceux qui la font, et sont évacués au profit d’une entité générique.

 

Franck Laurent n’est pas d’accord. Il trouve que Michèle Riot-Sarcey ne prend pas en compte ce qui dans la complexité du texte fait la puissance de Hugo : le fait que les sujets de l’histoire peuvent se révéler dans l’action, qu’une collectivité est variable. Il y a une scène de Notre-Dame de Paris où la Esmeralda est jugée comme sorcière ; c’est « la foule » qui assiste au spectacle ; mais quand Quasimodo enlève la Esmeralda c’est « le peuple » qui se met à crier « Noël ! Noël » !

 

Claude Millet propose de clore la séance, après avoir remercié Michèle Riot-Sarcey pour sa venue, et les membres du groupe pour leur participation au débat. Michèle Riot-Sarcey remercie les membres du groupe pour leur lecture de son ouvrage, et pour leurs remarques.

 Jordi Brahamcha-Marin