Séance du 18 juin 2016

Présents: Guillaume Peynet, Yannick Balant, Alice Contet Morgado et ses parents Sébastien Contet et Corinne Contet Morgado, Dominique Peyrache, Jérôme Decourcelles, Ludivine Auchêne, Guy Rosa, Loïc Le Dauphin, Yvette Parent, Yvon Le Scanff, Vincent Wallez, Jean-Pierre Langellier, Josette Acher, Judith Wulf, Franck Laurent, Claude Millet, Caroline Julliot, Gaëlle Jeanne Duranthon, Bruno Lombard et Lucilla Sebastiani de la compagnie L’Embellie Turquoise, Pierre Georgel, David Charles, Jean-Marc Hovasse, Christine Moulin, Arnaud Laster, Françoise Chenet, Jordi Brahamcha-Marin.


Informations

La bibliothèque s’enrichit

Jean-Marc Hovasse nous informe que la bibliothèque Jacques Seebacher a fait l’acquisition de deux ouvrages, grâce à la générosité de Gregory Stevens Cox, spécialiste guernesiais de Victor Hugo : une édition bilingue de son Victor Hugo aux îles de la Manche / on the Channel Islands, et le catalogue de l’exposition réalisée par Gérard Pouchain, Caricatures de Victor Hugo en exil.

 

Deux colloques

Jean-Marc Hovasse signale la tenue d’un colloque sur Hugo à Canton, le 28 septembre prochain. Chantal Brière, Gérard Audinet, Gérard Pouchain et lui-même parleront.

Un colloque organisé par Florence Naugrette (Paris IV), Henri Scepi (Paris III) et Paris VII (Claude Millet aura lieu les 4 et 5 novembre à la Sorbonne puis à Censier sur Les Contemplations, à l’occasion de leur mise au programme de l’agrégation. Les actes en seront publiés sur le site du Groupe Hugo.

 

Spectacles

Guy Rosa annonce qu’il y aura une Fin de Satan au festival d’Avignon, dans une mise en scène de Marc-Alexandre Cousquer.

Lucilla Sebastiani, membre de la compagnie L’Embellie turquoise, nous indique qu’elle vient de terminer une exploitation du Dernier Jour d’un(e) condamné(e) à l’Essaïon Théâtre. Comme son titre l’indique, cette version est adaptée pour une femme (et par une femme, Florence Le Corre), ce qui donne au texte une coloration, une sensibilité différentes. Du reste, les femmes ne sont pas épargnées par la peine de mort. L’idée est d’adopter un parti-pris universel et intemporel : l’histoire pourrait se passer aujourd’hui, dans les couloirs de la mort au Texas.

Jérôme Decourcelles nous assure que le public a très bien accueilli cette pièce. C’est un spectacle que l’on se prend vraiment en pleine tête, qui ne connaît aucun coup de moi !

Lucilla Sebastiani précise que le spectacle sera repris à l’Essaïon, à partir du 13 septembre jusqu’en novembre. Il a lieu dans une salle en pierre, très propre à évoquer une geôle ! Le spectacle va désormais être joué dans des lycées : des débats se tiendront après les représentations, et des ONG anti-peine de mort participeront à ces événements. Il est possible également que des membres de la Société des amis de Victor Hugo y soient invités.

Et puis Hugo est également à l’honneur à l’école primaire : Alice Contet Morgado, incontestable benjamine de la séance du haut de ses neuf ans et demi, est bien placée pour le savoir puisqu’elle participe, avec ses camarades de classe, à un spectacle qui prendra la forme d’un combat de poésie. Hugo, joué par la maîtresse (qui portera une barbe blanche), cherche une inspiration pour un nouveau poème : une partie des élèves interprètera « Demain dès l’aube », et l’autre « Quand nous habitions tous ensemble… ».

 

Programme de l’an prochain

Claude Millet nous le livre :

-17 septembre : Michèle Riot-Sarcey viendra de parler de son livre Le procès de la liberté : une histoire souterraine du XIXe siècle en France (La Découverte, 2016), qui traite de la tradition révolutionnaire en France au XIXe siècle. L’ouvrage contient plusieurs pages sur Hugo, d’ailleurs assez critiques.

-En octobre et en novembre, deux séances dont l’ordre exact est encore à définir : 1) une séance assurée par Sylvie Vielledent et Sophie Lucet sur le spectacle Tempête sous un crâne de Jean Bellorini, 2) une séance sur Hugo et Rimbaud, par Michel Arouimi, professeur à l’université du Littoral.

-16 décembre : nous accueillerons une doctorante de l’université de Pise, qui travaille sur Hugo et Garibaldi.

-21 janvier : Gérard Audinet parlera des maisons de Victor Hugo.

-17 mars : Franck Laurent parlera des Cent-Jours

-19 mai : Florence Naugrette parlera de la permanence du genre et Claude Millet des dénouements de Cromwell.

-17 juin : Didier Philippot présentera son travail sur le possible.

 

Hugo à la radio (et à toutes les sauces)

Franck Laurent nous apprend que le 12 juin dernier, l’émission culinaire de France Culture, On ne mange pas la bouche pleine, avait pour titre « L’ogre Victor Hugo : tables ouvertes, tables tournantes ». L’invité était Jacques-Noël Pérès, pasteur de l’Église protestante unie de France. On y a lu des poèmes, on y a parlé de la commensalité comme thème hugolien – les dîners de Mgr Myriel, par exemple.

 

Exposition à Istanbul sur Les Orientales

Franck Laurent a récemment été invité, avec Delphine Gleizes, par le lycée Notre-Dame de Sion d’Istanbul, pour parler de Hugo et participer au catalogue d’une exposition sur Les Orientales. La commissaire avait tenu à joindre à l’exposition une série de dessins ; l’œuvre graphique de Hugo est manifestement très peu connue en Turquie, et c’est elle qui intéressait le plus les journalistes et les éditeurs.

Le catalogue contient une quinzaine de poèmes des Orientales, traduits en turc pour la première fois. Hugo est peu traduit en turc, mais l’avait été assez abondamment en ottoman – Les Misérables par exemple ont été traduits dans la foulée de leur parution en français. Mais les réformes linguistiques de Kemal font que la plupart des Turcs contemporains ne peuvent plus lire l’ottoman.

C’est l’occasion de rappeler que dans les études de réception, jusqu’à la Première Guerre mondiale, le critère de la traduction est assez trompeur. Dans beaucoup de pays (Turquie, Amérique latine…), les élites cultivées étaient souvent élevées en français. Le besoin de traduire en ottoman est donc significatif d’une volonté d’atteindre un public un peu plus large.

Franck Laurent indique que le titre du recueil a été traduit par un néologisme en turc. Une traduction littérale aurait signifié « les femmes orientales ». Or s’il y a bien une ambiguïté dans le titre de Hugo, il est cependant clair qu’il désigne moins le référent que les poèmes, voire le genre. Le traducteur a donc forgé un néologisme qui signifie à peu près « À l’image de l’Orient ». Mais cela a fait débat.

Guy Rosa précise que le substantif sous-entendu est rimes. Il y a en fait, dit Franck Laurent, une tradition de ce féminin pluriel métatextuel; on signale Les Occidentales d’Emmanuel Chételat (1829 : c’est un livre écrit contre Les Orientales), et Jean-Marc Hovasse rappelle que Hugo avait envisagé Les Algériennes comme titre (mais très brièvement, précise Franck Laurent). Ce titre, ajoute Jean-Marc Hovasse, évoquait davantage les femmes que ne le fait le titre définitif des Orientales.

 

Lecture de Didine

Claude Millet et l’ensemble du Groupe ont le plaisir d’accueillir Jérôme Decourcelles, scénariste et réalisateur, qui travaille en ce moment sur un projet de court-métrage intitulé Didine, à propos de Hugo et de sa fille Léopoldine.

Jérôme Decourcelles précise d’abord la genèse de son projet. Tout part d’une discussion qu’il a eue avec l’acteur François Rostain, que l’on peut voir notamment dans Minuit à Paris (2011) de Woody Allen. François Rostain voulait incarner Hugo, et désirait jouer avec sa fille, Anna Rostain… Celle-ci sera donc Léopoldine. Comme le père, en réalité, a 65 ans, et sa fille 25 ans, le film se situe dans la vieillesse de Hugo : sa fille lui apparaît à l’occasion d’une rêverie suscitée par la réception d’un courrier de Léon Say, le 31 mai ou le 1er juin 1877, contenant des portraits de Léopoldine, de Charles, d’Adèle mère. Le film nous plonge donc dans les pensées de l’écrivain. Le réalisateur insiste sur le fait qu’il a choisi de montrer d’abord l’être humain, le grand-père (il vient de publier L’Art d’être grand-père le 14 mai) plutôt que l’écrivain de génie.

Jérôme Decourcelles, Arnaud Laster, Ludivine Auchêne, Alice Contet Morgado et … ( ?) Peyrache nous donnent ensuite lecture du script de Didine.

Claude Millet remercie au nom du groupe les acteurs et actrices qui viennent de nous faire découvrir cette œuvre en préparation. Elle apprécie beaucoup cette approche qui consiste à rapprocher par collage deux fragments de la vie de Hugo (les années trente, 1877), qui permet d’entrer dans l’intimité de l’auteur de manière un peu précise.

Pierre Georgel se demande comment les spectateurs vont reconnaître Louis Boulanger, Louise Bertin, et les autres.

Par leurs attributs, répond Jérôme Decourcelles : Louise Bertin aura des béquilles, Boulanger une palette et des pinceaux, Adèle Foucher aura la même coiffe que sur le tableau de Boulanger qui est à la maison de Victor Hugo. Le grand public ne reconnaîtra sans doute pas immédiatement les personnages, mais on compte sur sa curiosité : intrigués par ce qu’ils verront, certains iront peut-être se plonger dans le monde de Hugo.

Arnaud Laster revient sur la question de la date du courrier de Léon Say : l’édition Bouquins donne le 31 mai 1877, les carnets de Hugo le 1er juin. Mais il a pu être envoyé le 31 et reçu le 1er !


Communication de Franck LaurentLa tyrannie de l'impersonnel (voir texte joint)


Discussion

Claude Millet remercie Franck Laurent pour sa belle communication.

 

Hugo et Tocqueville

Claude Millet signale que Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique, exprime la même hantise que Hugo, celle de la réversibilité toujours possible de l’individualisation en désagrégation. Mais pour Tocqueville, c’est là le sens même de la démocratie, alors que chez Hugo c’est ce qui fait buter la démocratie.

Il y a quelque chose de très intéressant chez Tocqueville, que Hugo pourrait penser, dans les années quarante, mais à côté de quoi il passe : l’association. Tocqueville pense que la conjuration du danger de retrait dans la sphère privée, inhérent à la démocratie, est dans la politisation du corps social. L’association conjurerait la déliaison… Franck Laurent confirme qu’il s’agit d’une idée majeure jusqu’en 1848, qui est étrangère alors à Hugo.

 

Hugo sous la monarchie de Juillet

Claude Millet remarque qu’il est curieux que Hugo, sous la monarchie de Juillet, invoque toutes ces figures de grands tyrans…

C’est pourtant, ajoute Franck Laurent, le régime le plus authentiquement libéral que la France ait connu. Même les républicains insurgés ne prennent pas plus de deux ou trois ans de prison… Et les meneurs de l’insurrection de 1834 sont acquittés ! Certes, le maintien de l’ordre est violent. Mais il s’agit d’un régime assez cohérent avec les principes du libéralisme politique, pas d’une tyrannie.

 

Le tyran comme homme d’exception, ou la tyrannie impersonnelle ?

Guy Rosa remarque que Franck Laurent a présenté comme successives, dans la pensée de Hugo, la présentation du tyran comme individualité supérieure et dangereuse, et sa réduction à l’impersonnalité. Mais peut-être les deux systèmes co-existent-ils simultanément, au moins pendant l’exil. Dans William Shakespeare, Hugo écrit que les tyrans ne sont pas des hommes mais des choses. Mais cela voisine avec une désignation des individus tyranniques comme tels – comme dans Châtiments. La contradiction entre ces deux systèmes de pensée se voit bien dans la question du jugement : Hugo appelle à juger les tyrans. Mais on ne va pas juger une chose ! Il y  a deux systèmes différents, qui coexistent.

Franck Laurent répond qu’il n’y a pas de véritable rupture dans la pensée de Hugo, mais des systèmes plus ou moins dominants selon les périodes. Dans les années trente et quarante, Hugo éprouve une fascination critique pour le grand homme au pouvoir (Napoléon…). Cette fascination va devenir presque interdite de séjour à partir du coup d’État. Cela dit, dès avant l’exil, on trouve des caractérisations d’un pouvoir tyrannique non assumé par un individu exceptionnel.

Une première résolution possible de la tension consiste à dire que le tyran est un individu, mais pas un grand homme : Caligula… Les tyrans ne sont pas des grands personnages, ils abandonnent même une part de leur individualité humaine moyenne.

Plus profondément, il y a une tension entre un raisonnement qui va vers la généralisation du fait tyrannique, et un autre selon lequel il faut maintenir une perception personnelle des choses. Si on ne raisonne plus qu’en termes de grands processus, de lois de l’histoire… cela peut être un substrat bien pratique pour développer une forme de tyrannie anonyme.

Chez Hugo, poursuit Franck Laurent, il y a une défense profonde de l’individualité, comme ayant le droit de n’être pas soumise aux pressions politiques. Hugo revendique un droit libéral à l’apolitisme : Dona Sol, Marius et Cosette… Mais Hugo a aussi l’idée que la personnalité individuelle est une composante nécessaire de l’action politique, et cela l’éloigne radicalement d’un certain libéralisme classique fondé sur la distinction entre liberté des anciens et liberté des modernes, ainsi d’autre part que de toute théorie politique qui verrait dans la politique le lieu d’une tyrannie de l’impersonnel qui se ferait contre l’individualité. Bref, Hugo n’est pas léniniste.

Cette contradiction, ajoute Guy Rosa, est visible dans le manuscrit de William Shakespeare. Hugo est embarrassé pour mettre César, Charlemagne, Napoléon dans la liste des tyrans rejetés de l’histoire. Il les maintient à flot, mais pas en tant que grands hommes : en fait, ils réalisent un processus qui ne leur appartient pas… Mais Hugo sent bien la contradiction. Il se formule à lui-même une objection : « Mais de quel droit s’en prendre à eux ? » Son embarras est visible.

Franck Laurent précise que cet embarras est partagé par les républicains, même purs et durs, à propos de Napoléon : tout de même, n’est-il pas l’incarnation de la Révolution et de la nation françaises ?

 

Le moi et l’intérêt

Caroline Julliot revient sur le lien entre l’idée de dire moi, et de se prononcer contre ses intérêts égoïstes. C’est la dialectique de Torquemada : il s’agit d’un fou dangereux, mais qui rompt avec son intérêt personnel. Est-ce que cela fait partie des critères de l’autonomie politique, de pouvoir se prononcer contre ses propres intérêts ?

Chez Hugo, c’est clair, répond Franck Laurent. Il n’y a de politique digne de ce nom que détachée de ses intérêts de classe. Il n’y a pas de conscience de classe, il ne peut y avoir de conscience qu’à l’encontre des intérêts de classe. La conscience est portée par un sujet – c’est la pensée républicaine classique : il y a la conscience personnelle, et il y a le peuple. Les marxistes n’ont pas eu tort de se démarquer de Hugo sur ce point.

Chez Hugo, c’est d’ailleurs cela qui légitime les attaques contre la classe moyenne dans Châtiments : vous ne pensez qu’à votre ventre, au lieu de penser à vos droits…

Mais Hugo manie aussi l’ironie contre ceux qui pensent qu’il n’y a plus de classe, souligne Arnaud Laster. Franck Laurent précise qu’il y a des moments, pas si rares, où Hugo a l’air de revenir sur son propre idéalisme : il n’est pas aussi irénique qu’il en a l’air, beaucoup moins que Lamartine en tout cas.

 

Peuple(s) et nations

Claude Millet remarque que le passage du peuple aux peuples permet à Hugo d’articuler un peuple socio-politique et un peuple national, à la condition que peuple désigne toujours un collectif en processus d’émancipation.

Franck Laurent précise : pour Hugo, il n’y a pas d’ethnos, il n’y a que du demos, et toujours en construction.

Claude Millet ajoute que pour Hugo, une nation n’est un peuple que dans la mesure où elle renvoie aux guerres de libération nationale. La France, la Pologne, la Hongrie, l’Italie sont des peuples, mais pas l’Allemagne. Le mot peuple désigne un processus de libération – qui va vers des unités plus vastes, note Franck Laurent. Il s’agit, reprend Claude Millet, de conquérir un espace plus vaste jusqu’à sa propre dissipation.

Franck Laurent signale qu’il s’agit là d’une différence radicale avec d’autres républicains nationalistes comme Quinet ou Michelet, qui croient à l’esprit des nations. Pour Hugo, les nations sont des sujets encore imparfaits, en devenir vers un sujet universel.

Françoise Chenet remarque qu’aux congrès de la Paix de 1848 et 1869, Hugo désigne les nations comme des « peuples », mais en soulignant qu’elles doivent être dépassées.

Franck Laurent précise que Hugo parle aussi des peuples unis d’Europe. Il a l’idée d’une fédération possible.

Françoise Chenet ajoute que Hugo a aussi la volonté de ne pas nier les particularismes. C’est clair à propos de Guernesey. Il félicite tel linguiste guernesiais d’être à la fois l’incarnation de la patrie et de l’humanité. Les deux sont mis sur le même plan. Alors que dans Quatrevingt-Treize, on a affaire à une lutte entre le local et le général. Il y a chez Hugo une tension permanente entre un particulier, qui nous définit mais ne nous détermine pas, et un général.

 

Second Empire, libéralisme et classe ouvrière

Yvette Parent remarque qu’il est étonnant de constater que le régime que Hugo attaque le plus, c’est le Second Empire, qui a été le plus libéral avec les ouvriers, le droit de grève… On a affaire au glissement d’une tyrannie personnelle à une tyrannie qui devient celle de l’État. On assiste à la mise en place d’un État bienfaisant, qui reprend en main les sociétés de bienfaisance. La fracture, c’est la Commune de Paris : le peuple de Paris se divise entre le mouvement anarchiste, qui est très fort, et le mouvement républicain jacobin. Hugo va observer pendant toute sa vieillesse une espèce de lutte entre ces deux tendances de la classe ouvrière ; il est tantôt d’accord avec les congrès ouvriers, tantôt d’accord avec les républicains.

Franck Laurent précise qu’il a essayé de rendre compte d’un processus de pensée de Hugo, sans le confronter à la réalité du processus historique.

Il ajoute que l’opposition de Hugo au Second Empire porte sur le libéralisme politique. Il s’agit de défendre la liberté, y compris formelle, y compris le parlementarisme : c’est le fond de l’opposition républicaine à l’Empire. On ne peut pas parler de libéralisme à propos du travail du pouvoir bonapartiste, conseillé par les saint-simoniens. Le pouvoir bonapartiste tente de récupérer le mouvement ouvrier, mais pas selon des modalités libérales. C’est plutôt de corporatisme qu’il s’agit.

D’autre part, Franck Laurent est gêné quand on parle de « classe ouvrière », dans son expression politique, à propos de cette période. Cette notion n’a aucun sens. Quel est le rapport en subjectivité entre le maître ébéniste du faubourg Saint-Antoine et l’ouvrier textile de Sochaux ? Il est vrai que l’opposition des militants ouvriers à la république bourgeoise a pu rendre payante, dans un premier temps, la stratégie de Napoléon III. Mais les grandes villes ouvrières (Paris, Lyon, Marseille) votent systématiquement pour les républicains. Les candidatures ouvrières autonomes en 1869 ne marchent pas.

Même après 1871, il ne faut pas surestimer la valeur de la mythologie de la Commune auprès de la classe ouvrière. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, il n’y a pas encore de solidarité maximale entre les ouvriers et ceux qui ont fait la Commune. Ça ne viendra que plus tard.

Sur le tournant social du Second Empire, Françoise Chenet signale un livre du comte de Paris, datant de la fin de l’Empire, qui fait l’éloge du syndicalisme. Cet ouvrage a été envoyé à un sénateur bonapartiste. Il s’agit de penser une union possible du peuple avec le pouvoir.

 

Hugo anti-bourgeois, Hugo aristocrate

Arnaud Laster est pleinement d’accord avec Franck Laurent, et précise que Hugo n’était pas un bourgeois. Jusqu’à son élection à l’Académie française, il n’était pas électeur !

Franck Laurent trouve cette appréciation excessive. Culturellement, c’est un bourgeois – qui n’a pas de capital, et qui n’a pas d’héritier…

Mais même culturellement, répond Arnaud Laster, il est anti-bourgeois ! Hugo est constamment dans la satire anti-bourgeoise. René Journet avait montré qu’une séparation se produisait progressivement entre le peuple et la bourgeoisie. Sous l’exil, Hugo utilise le mot peuple pour désigner les non-bourgeois. Le peuple de Hugo, à l’époque de l’exil, exclut les bourgeois.

C’est plutôt le contraire, répond Franck Laurent. Hugo reproche à la bourgeoisie d’avoir fait sécession.

Il ne faut pas oublier, ajoute-t-il, que des fractions non négligeables de la bourgeoisie n’ont pas trahi l’héritage de 1789.

Françoise Chenet pense que Hugo est anti-bourgeois, dans tous les sens possibles du mot. L’esprit bourgeois, pour lui, est bête et boutiquier.

Franck Laurent répond que cette attitude émerge d’une posture de distinction aristocratique, pas d’une posture prolétarienne !

C’est de l’aristocratie méritocratique républicaine, suggère Françoise Chenet. Franck Laurent nuance : avant 48, Hugo adhère à l’idée libérale de la constitution nécessaire d’une nouvelle élite. En revanche, ça n’est plus chez le Hugo républicain. L’idée qu’il faut une élite sociale républicaine est dans l’air du temps, mais apparemment Hugo ne la reprend pas.

Si, répond Françoise Chenet, dans une ébauche intitulée « Université », selon laquelle l’université doit permettre de dégager les meilleures capacités.

Mais là, répond Franck Laurent, Hugo résume des idées de son temps. Dans les carnets, on trouve tout et son contraire ; parfois Hugo reprend des choses, voire y adhère, mais ce ne sont pas réellement des éléments que Hugo travaille lui-même.

Un exemple, tout de même, de cet élitisme républicain, est fourni par la réaction de Hugo au moment de la Commune : les Communards sont des inconnus, et Paris ne peut pas être dirigé par des inconnus. Hugo critique l’extraction sociale des élus à la Commune – et ses fils marquent leur désaccord avec lui dans Le Rappel.

 

Hugo et la contradiction

Guy Rosa constate que quand on cherche à analyser la pensée de Hugo, on arrive toujours à l’idée qu’il dit des choses contradictoires. L’œuvre sert justement à faire tenir ensemble des choses qui, conceptuellement, ne vont pas ensemble. C’est de cela qu’on lui est reconnaissant ! Il n'y a là rien de fortuit ou de latéral et d'accidentel. S'il y a, commune à tous les contenus de pensée, une logique de Hugo, elle est dans cette capacité à approfondir la contradiction, au lieu de l'effacer comme fait l'idéologie dont c'est là l'une des définitions possibles, ni la résoudre ou la dépasser. Comment s'y prend-il, à quelles fins et avec quels effets? ce serait le sujet d'une belle thèse. Elle s'étendrait aux formes: mélange des genres, petites épopées, comédies où l'on meurt et tragédies où l'on ne meurt pas, poésie lyrique didactique...

Claude Millet abonde : ceux qui veulent boucler des systèmes font de la philosophie ; ceux qui veulent creuser des contradictions écrivent des romans.

Franck Laurent trouve souvent Flaubert plus cohérent que Hugo. Mais Hugo a une prétention à la pensée, et pose des problèmes philosophiques dans ses œuvres. Alors qu’avec Flaubert, on n’est pas obligé de convoquer ces problèmes…

Hugo, note Loïc Le Dauphin, dit qu’à force de creuser une pensée, on arrive toujours à son antipode. Il assume son goût de l’antithèse, ajoute Arnaud Laster.

 Jordi Brahamcha-Marin