Séance du 29 mars 2014

Présents: Mmes Claude Millet, Judith Wulf, Colette Gryner, Yvette Parent,
Junxian Liu, Sylvie Vielledent, Caroline Julliot, Marguerite Mouton, Josette
Acher, Christine Moulin ; MM. Pierre Georgel, Jordi Brahamcha, Guy Rosa, Vincent
Wallez, David Stidler, Jean-Marc Hovasse, Denis Sellem, Pierre Burger, Loïc Le
Dauphin, Tristan Leroy.


Informations

Claude Millet fait circuler dans l’auditoire un certain nombre d’ouvrages.

Sylvie Vielledent fait quelques observations sur la préparation d’un Lucrèce Borgia par David Bobée, metteur en scène qui s’intéresse beaucoup au mélange de tous les arts, aux corps et à l’espace. Pierre Cartonnet, acteur acrobate qui avait joué Hamlet, fait partie de la distribution. Son travail, qu’il devait à l’origine monter dans la salle de la Comédie-Française, suscitera sans doute quelques réactions effarouchées…

Claude Millet apporte quelques modifications au calendrier. Elle souligne la grande qualité de la communication de Pierre Georgel sur le legs des dessins au colloque sur les Archives au XIXe siècle qui vient d’avoir lieu à l’Université Paris-Diderot et aux Archives Nationales : cette dernière sera proposée aux membres du Groupe Hugo en octobre 2014. Par ailleurs, une exposition sur L’Homme qui rit se tiendra bientôt à la Maison Victor Hugo (des invitations sont disponibles sur demande). Suite à un problème informatique, la liste de diffusion a été effacée : les membres du Groupe Hugo sont donc invités à se signaler s’ils ne reçoivent plus les courriels.

Claude Millet souligne la très grande qualité de la bibliographie de Bertin, avec une excellente préface de Jean-Marc Hovasse. On y apprend beaucoup de choses sur l’édition hugolienne. Guy Rosa signale qu’on en apprendrait davantage si les déclarations d’imprimeurs, qui seules permettent de distinguer une vraie réédition (ou réimpression) du maquillage d’une ancienne, avaient été consultées. Elles sont aisément accessibles aux Archives Nationales et, contrairement à ce que ne craint pas d’affirmer M. Bertin, elles ont été employées, à plusieurs reprises, dans des travaux concernant l’histoire de l’édition des livres de Hugo.


Communication de Judith WulfVictor Hugo et l'écrit: entre spectaculaire et spéculaire (voir texte joint)


Discussion

Claude Millet. Je vous remercie pour cette très belle communication.

Guy Rosa. L’opposition parole écrite/parole imprimée n’est pas la même que celle qui oppose parole orale/parole écrite. Hugo n’oppose pas la parole orale à l’écrite. Il les rassemble face à la parole imprimée.

 Judith Wulf. Que ce soit la parole écrite ou la parole orale, les deux vont dans le sens d’une contextualisation.

Guy Rosa. Vous avez longuement opposé parole orale/parole écrite en vous appuyant sur Platon. Or, Hugo les met du même côté. La coupe n’est pas la même…

 Judith Wulf. Je n’ai pas dit que Hugo suivait Platon. Il met en place des dispositifs beaucoup plus complexes. C’était l’objet de ma communication.

J’ai pris Platon comme support d’une conception rhétorique de la langue telle qu’elle se manifeste à l’époque classique, l’idée étant que la seule véritable parole transparente, qui peut amener à la vérité ou à la clarté, n’est possible que par une parole orale. Seul l’oral permet la pureté de l’expression linguistique (c’est une thèse qui court de Platon à Mme de Staël).

Claude Millet. Je n’y crois pas. Vaugelas établit son bon usage à partir des meilleurs auteurs de son temps et en observant le parler des hommes de la meilleure compagnie. Il n’y a pas de césure pour lui entre le bon usage du parler et de l’écrit.

 Judith Wulf. Mais la parole écrite est orientée vers l’idéal du vocal, d’où les romans par lettres. Il y a toujours un « devenir discours ».

Claude Millet. L’idéal fondamental du classicisme est le naturel. Celui-ci ne pense pas de discontinuité : il faut écrire comme on parle et parler comme on écrit.

 Judith Wulf. Mais cet idéal, précisément, est celui de la parole naturelle et transparente.

Claude Millet. Oui. Chateaubriand, avec Atala, réarticule l’oral et l’écrit dans quelque chose qui est coupé des usages à la fois de l’écrit et de l’oral.

 Judith Wulf. Chateaubriand appréciait des auteurs avant la Révolution française et ne les comprend plus après cet événement… L’évolution de son écriture en est caractéristique. Cet idéal de la langue classique lui devient progressivement étranger.

Claude Millet. La coupure est en 1800, non en 1830. C’est la faute à Chateaubriand.

 Judith Wulf. On ne peut pas tout faire reposer sur Chateaubriand !

Claude Millet. Si.

Guy Rosa. La massification ne date pas de 1830.

 Judith Wulf. Dans Les Misérables, Éponine sait écrire, et la Thénardier lit des romans. On a l’impression qu’à cette époque se met en place une popularisation de l’écrit.

Claude Millet. Il faut nuancer. Les historiens de la Révolution sont fascinés par la prolifération de l’imprimé et de la presse lors de cet événement.

 Judith Wulf. Tout à fait. Lantenac demande à un de ses hommes de ne rien écrire, comme si l’écrit était du côté de la Révolution.

Claude Millet. Est-ce que cette prolifération de l’imprimé est en discontinuité par rapport aux avancées de la République ?

 Judith Wulf. Les gens dans Quatrevingt-treize sont déjà là quand on affiche. Il y a une proximité.

Guy Rosa. L’Ancien Régime est du côté du silence, de l’obéissance muette. En face, à la Convention ou dans les rues de Paris en ce temps-là, toutes les paroles pullulent, écrites, orales ou imprimées, sans distinction.

 Judith Wulf. Il faut aussi envisager la diffusion. Un noble peut parler à ses gens qui habitent près du château. Mais comment diffuser à large échelle ?

Guy Rosa. Dans « Ceci tuera cela » se trouve l’idée que la littérature apparaît avec l’imprimerie. Hugo n’ose pas le dire car il a trop fréquenté les Anciens, mais cela est sous-jacent.

Claude Millet. « Quelques peuples ont une littérature, tous ont une poésie », écrit ailleurs Hugo en substance. Par ailleurs, je ne suis pas sûr d’avoir bien compris ce que disait Judith Wulf, mais je me demande si Hugo ne pense pas toutes les formes symboliques en continu.

Pierre Georgel. A cela s’ajoute la continuité du manuscrit avec l’imprimé.

 Judith Wulf. Certes. C’est concentrique. On ne peut pas dire que le manuscrit est mieux que l’imprimé ou que l’imprimé est mieux que le manuscrit.

Claude Millet. Peut-être qu’il importe seulement de savoir qui est derrière l’écriture. On peut s’interroger sur une écriture pleinement incarnée portée par un corps, sans indivision. Les miroirs signifieraient alors : y a-t-il quelqu’un ? Lorsqu’il n’y a personne derrière le texte, c’est l’académisme. Hugo recherche une parole incarnée.

 Judith Wulf. Effectivement, Platon pensait que l’écrit était impur car proche de la matière, tandis que l’oral est aérien.

Claude Millet. C’est donc le contraire.

Vincent Wallez. N’oublions pas que Platon écrit ce que Socrate disait… Il fait le contraire ! Pour Hugo, plus l’écrit est diffusé, plus il devient immatériel. La pensée doit circuler.

Claude Millet. Mais il faut l’auteur derrière.

Guy Rosa. Il est d’ailleurs réticent, dans William Shakespeare, devant les épopées anonymes.

Claude Millet. Revenons sur un autre point : le miroir.

Pierre Georgel. On confond souvent le miroir de concentration avec le miroir des sorcières, qui en est juste le contraire. Le miroir de concentration renvoie à la réception de l’œuvre, non à la gestation. Ce miroir envoie les rayons du soleil. C’est l’effet de l’œuvre, non la transmutation de l’expérience à travers l’imaginaire.

Valjean se regardant dans le miroir voit que ses cheveux ont blanchi. La photographie est un compte-rendu du fait dans sa brutalité immédiate. Hugo décrit la surprise qu’il eut de se voir comme un gros bonhomme.  

 Judith Wulf. Je n’ai pas cité les nombreux extraits où Grantaire passe son temps à regarder sa langue dans le miroir. Le miroir reflète la langue.  

Claude Millet. A part cet exemple de Grantaire, le miroir est lié à l’amour.

 Judith Wulf. Quand Fantine trouve du travail, elle va acheter un miroir. Elle utilise uniquement le miroir comme un objet de luxe, qui renvoie à son passé de midinette.

Claude Millet. Mais cela renvoie aussi à la question de l’image de soi : les jeunes filles sont là pour être jolies.

 Judith Wulf. Je ne dis pas le contraire. Mais sa capacité à avoir un miroir est liée à son compte en banque. Le miroir est un outil économique et non linguistique.

Claude Millet. Par le miroir de Marius, Éponine se construit.

 Judith Wulf. Il y a plusieurs étapes. Éponine se constitue comme relation grâce au miroir (le regard des autres). Elle crée de la présence et du lien (comme le papier qu’elle écrit).

Guy Rosa. N’oublions pas que l’épisode du miroir de Fantine est situé immédiatement avant la coupe de cheveux. Aucun miroir n’est d’ailleurs mentionné et la sensation est tactile, non visuelle: « Cependant le matin, quand elle peignait avec un vieux peigne cassé ses beaux cheveux qui ruisselaient comme de la soie filoche, elle avait une minute de coquetterie heureuse. »

 Judith Wulf. Il me semble qu’elle jette le miroir à la fin, après avoir vendu ses dents. (« Fantine jeta son miroir par la fenêtre. »)

Guy Rosa. Je veux simplement dire qu’il ne faut pas trop se focaliser sur le miroir, d’autant moins qu’il n’y en a pas toujours là où l’on croit en voir.

Claude Millet. C’est un motif qui revient ! Je ne pense pas qu’on puisse l’évacuer ainsi.

Guy Rosa. Evitons d’hypostasier le miroir… C’est la matérialisation d’autre chose : la jeunesse heureuse, la conscience de soi.

Claude Millet. Que veux-tu dire ?

Guy Rosa. Ce n’est pas sûr qu’il y ait une valeur propre au miroir, à savoir le spéculaire.

Claude Millet. C’est symbolique !

 Judith Wulf. Voulez-vous dire qu’on parle plus du symbole que de ce qu’il représente ?

Guy Rosa. Oui. Et quand le doigt désigne la montagne, il ne faut pas regarder le doigt.

 Judith Wulf. Voilà une manière élégante de mettre fin à la discussion ! (rires)

Guy Rosa. Je veux dire qu’il y a des moments similaires sans la présence du miroir : par exemple la prise de conscience de soi de Valjean après le vol de Petit-Gervais.

Pierre Georgel. Contrairement à la prise de conscience de Valjean à la suite de l’épisode de Petit-Gervais, la prise de conscience de soi par le miroir suppose l’intervention d’un tiers. Il y a objectivation (d’où ma référence à la photographie). La fonction première du miroir est de renvoyer une image objective.

Claude Millet. Dans l’ouvrage Le Ruban volé d’Arlette Farge, l’auteur évoque les poches des habitants de la rue : on y trouve des miroirs. Le miroir fait partie du maigre bagage des petites gens.

Guy Rosa. Sur un autre sujet, l’inscription Ananké n’est pas « populaire »… Elle est écrite en grec.

 Judith Wulf. J’ai parlé d’inscription vive. Si j’ai dit « populaire », c’est une erreur d’inattention. Mais le fait que l’inscription vive soit anonyme la rapproche du peuple, d’une certaine manière.

Guy Rosa. L’inscription a pour caractère dominant d’être énigmatique.

 Judith Wulf. L’inscription vive renvoie à l’identité de la personne, non à son statut social.

Guy Rosa. Mais cette identité est énigmatique et perdue !

 Judith Wulf. Le sujet ne peut donc pas se réduire à son identité sociale.

Guy Rosa. Mais il n’y a pas de sujet !

 Judith Wulf. Certes, un graffiti n’est pas signé.

Claude Millet. Peut-être faudrait-il réfléchir au terme inscription. Nous le comprenons comme graffiti. Mais il y a aussi toute une dimension épigraphique, qui renvoie à la paléographie. Le lecteur du xixe ne lit pas nécessairement « graffiti » dans ce mot.

Guy Rosa. L’inscription ne correspond nullement, chez Hugo, à une forme heureuse et stable de la communication.

Claude Millet. Y-a-t-il des notations sur la graphologie ?

Pierre Georgel. Bien sûr : Cosette tient compte de la graphie des lettres de Marius.

Guy Rosa. N’est-ce pas le narrateur ? Il faudrait vérifier.

Claude Millet. Le XIXe commence à s’intéresser à la graphie des fous, des prisonniers, des criminels, etc…

Pierre Georgel. La graphie renvoie à l’intimité du scripteur. Hugo s’excuse auprès de Louise Bertin lorsqu’il lui fait parvenir un volume et non le manuscrit. C’est dire à quel point le manuscrit est lié à la personne. Ce dialogue intime n’est plus présent dans l’imprimé.

Guy Rosa. Néanmoins, ce débat tourne souvent chez lui à l’avantage de l’imprimé.

Pierre Georgel. Les manuscrits sont pour lui un résidu irréductible et infiniment précieux.

Guy Rosa. Dans William Shakespeare, on trouve l’histoire des œuvres d’Eschyle. Omar fait brûler la bibliothèque d’Alexandrie et l’on perd au passage 80% des textes du dramaturge. Hugo préfère le partage pour tous plutôt que l’unique. La fétichisation du manuscrit risque d’avoir des conséquences catastrophiques.

Pierre Georgel. Il n’y a pas une fétichisation du manuscrit chez Hugo. Il y voit un résidu.

Guy Rosa. Hugo, dans William Shakespeare, dit en effet qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à lire mais qu’on peut mettre des statues sur son passage. Vous l’avez dit dans votre communication. Mais vous n’avez pas cité la suite (l’anecdote du normand et de Pierre Corneille). La statue est liée à la crétinisation.

 Judith Wulf. Je n’ai pas consacré un développement à la statue, mais je parlais de l’inscription vive…

Guy Rosa. Il n’y a rien d’exemplaire dans la statue. Et l’inscription est la dimension la plus misérable de l’écriture.

Claude Millet. Le fait que Bonaparte les fasse effacer dit quand même quelque chose de leur positivité.

Guy Rosa. Il fait effacer « Liberté, Egalité, Fraternité ». Cela n’a rien à voir. La préface de Notre-Dame de Paris, le dit : ce n’est pas l’inscription originelle qui restera, c’est le livre, Notre-Dame de Paris. La cathédrale et le graffiti auront disparu avant lui.

Claude Millet. Mais les livres doivent garder trace de ces écritures, entre parole institutionnelle au fronton des monuments et transgression personnelle.

 Christine Moulin. Hugo ne prend-il pas des tronçons de serpent pour en faire un reptile entier ?

 Judith Wulf. Tout à fait.

Pierre Georgel. Dans Le Dernier Jour d’un condamné l’idée de la fragmentation est liée à l’éclatement des sujets. En outre, ces inscriptions sont sinistres. Sur ce sujet précis (les graffitis des prisons), il est le premier à bâtir une pensée cohérente et complète. Par ailleurs, Frollo est un clerc : l’accent est porté sur le caractère pulsionnel de l’inscription. La pulsion érotique le fait échapper à son statut social et intellectuel, homme du livre et de l’inscription régulière. Ce geste l’assimile à l’homme du peuple.

Claude Millet. Il faudrait relire Pascale Dewars qui avait consacré un monumental mémoire aux inscriptions dans les romans.

Denis Sellem. J’ai lu dans la maison de Juliette Drouet l’inscription « Juliette aime Toto ».

Claude Millet. Il faudrait que quelqu’un aille photographier cette inscription. Guy pourrait s’en charger ?

Guy Rosa. Je n’ai pas le code.

Claude Millet. On te laissera entrer : tu as l’air respectable.

En tout cas cet exposé a délié nos langues que nous irons peut-être regarder dans un miroir (rires).

 David Stidler