Séance du 18 mai 2013

Présents: Pierre Burger ; Bernard Leuilliot ; Junxian Liu ; Jean-Marc Hovasse ; Pierre Michon ; Claude Millet ; Yvette Parent ; Luciano Pellegrini ; Guy Rosa ; Denis Sellem ; David Stidler ; Vincent Wallez


Informations

Claude Millet fait circuler un volume récemment publié intitulé Victor Hugo Disseminações, publié par Junia Barreto de l’Université de Brasilia, qui a eu l’amabilité d’en faire parvenir un exemplaire destiné à la bibliothèque Jacques Seebacher. On y retrouvera les noms d’Arnaud Laster, Danièle Gasiglia-Laster, Delphine Gleizes et Jean-Marc Hovasse. Tous écrivent en portugais, félicitations !

 

Guy Rosa  a mis en ligne un entretien radiophonique, très bien fait, de Florence Naugrette au sujet des lettres de Juliette Drouet. Il rappelle par ailleurs qu’il est à disposition des membres du Groupe Hugo pour mettre en ligne leurs écrits, communications, conférences, passages à la télé.

 

Claude Millet signale que Hugo (Cromwell) a été mis au programme du concours d’entrée de l’ENS, avec Balzac (Le Faiseur).


Communication de Pierre MichonLe grand homme, le « gros cochon » et le roi mitoyen - Représentations de la Restauration et de la monarchie de Juillet dans Les Misérables (voir texte joint)


Discussion

Bernard Leuillot : Il y avait un conflit personnel entre Montalembert et Hugo sur lequel on manque de données. Rappelons cependant qu’ils se connaissaient de longue date (1830), via Lamennais envers qui Montalembert n’avait pas été plus loyal et fidèle, c’est le moins qu’on puisse dire, que Hugo envers la monarchie restaurée. La violence de la polémique entre eux dépasse de loin le niveau couramment atteint.

Par ailleurs, à propos de l’épopée, le mot recouvre deux choses différentes : à savoir la chose représentée ou le mode de représentation (un genre très précis). En ce qui concerne le genre, seul La Fin de Satan est une épopée. En conséquence pour l’épopée de la rue Saint-Denis, il faut sûrement entendre le terme au deuxième ou troisième degré. L’épopée, dans sa définition canonique, met en scène deux mondes, l’un sur terre et l’autre supra-terrestre. Cette condition n’est réalisée que dans La Fin de Satan et dans Les Martyrs de Chateaubriand.

Autre chose. Aujourd’hui l’histoire anecdotique anime tout un courant de l’historiographie. Son origine remonte au XVIIIe siècle (chez  Louis-Sébastien Mercier). On observe son renouveau aujourd’hui, mais sous un statut tout différent. L’anecdote chez Victor Hugo pose cette question : qu’est-ce qui est le plus révélateur d’une époque ? Ne serait-ce pas le détail ?

Yvette Parent : Deux questions. Premièrement, que signifie la gratitude en politique ? Il n’y a pas un homme après 1848 qui ait été fidèle à quoi que ce soit. Reprocher à Hugo d’être ingrat, c’est reprocher à Hugo d’avoir évolué. De plus, ce concept introduit dans l’étude de l’Histoire un moralisme qui n’a pas lieu d’être. Deuxièmement, pourquoi vous intéressez-vous tellement aux rois ? Jaurès avait dit que le retour à l’Ancien Régime était impossible, et il y avait une force bien supérieure à la monarchie, à savoir la bourgeoisie qui ne soutenait Louis XVIII qu’à la condition qu’il ne remette pas en cause la vente des biens nationaux. La question politique est continuellement posée dans Les Misérables, et cet enjeu dépasse de très loin le rapport aux rois.

Pierre Michon : Précisément, Louis XVIII a la conscience intime de cette rupture-là. Decazes ne nie à aucun moment la nation ou la révolution : son programme est précisément « royaliser la nation, nationaliser la royauté ». Louis XVIII annonce qu’il ne reviendra pas sur la question des biens nationaux. Ce souverain ne s’engage nullement dans une réaction aveugle.

Yvette Parent : Je n’ai pas dit cela. Louis XVIII est intelligent. Mais il y a autour de lui des forces gigantesques. Hugo, selon moi, est gentil avec la Restauration dans Les Misérables. Ce n’est pas Hugo qui parle du « gros cochon », du reste c’est Marius. Il y a Hugo derrière, c’est évident. Mais la peinture de cette époque est loin d’être abominable.

Pierre Michon : Dans l’ensemble, c’est effectivement une peinture assez réaliste. Toutefois, ce qui me gêne dans vos propos, c’est que vous sous-entendez que la Restauration était condamnée d’avance par un vice interne. Or on assiste à une véritable prise de conscience en 1815 : au lendemain des Cent-Jours, Louis XVIII plus encore qu’en 1814 cherche à s’inspirer du modèle britannique. On assiste alors à un bouillonnement intellectuel incroyable dans tous les domaines.

Pierre Burger : Je ne suis pas d’accord avec l’analyse de Goujon. Il y a quand même une histoire de guillotine entre les Bourbons et les Orléans. Par ailleurs, Hugo est artiste, et il doit représenter toutes les réalités. La barricade est un bain de sang, et cela remet en question la douceur.

Pierre Michon : L’héritage sanglant de la Révolution et des régicides est un élément important. Mais il y a des régicides qui restent à leur place : par exemple le préfet Richard de la Sarthe, qui n’est écarté qu’au début de l’année 1816, et encore avec de grands ménagements. Que dire par ailleurs d’un Talleyrand, et de l’assassinat du duc d’Enghien ? Dans l’entourage du roi, on trouve partout des personnages occultes. Au fond, cette réalité participe de l’hypocrisie de la Restauration, qui ne peut ni  fermer les yeux sur ce traumatisme, ni l’assumer pleinement.

Guy Rosa : Hugo dit de Louis-Philippe « gouvernant trop et ne régnant pas assez ». Cela renvoie à une discussion des premiers tempos de son règne, oubliée aujourd’hui mais familière aux contemporains : le roi devait-il ou non présider le Conseil des ministres ? Louis-Philippe choisit de le présider ; c’était rompre avec une monarchie à l’anglaise.

Pour ce qui est de l’ingratitude de Hugo envers la Restauration, il faut rappeler qu’elle a conduit une très puissante campagne de re-christianisation, largement réussie (tous les calvaires et nombre des chapelles qu’on voyait en France il y a quelques décennies datent de cette époque), qui justifie à mes yeux le terme de « réaction bigote ». Hugo a conscience d’avoir été partie prenante de cette campagne idéologique. Pour ce travail-là (pension, honneurs divers), il a reçu un paiement, non des faveurs . Bien sûr, il ne peut pas dire qu’il ne s’agissait que d’un salaire, mais il le pense et chacun le sait bien. A cet égard, la question de l’ingratitude ou de la gratitude ne se pose pas.

Par ailleurs, dire que la vraie césure historique n’est pas 1830 mais 1832, me semble pur snobisme d’historien en quête de je ne sais quoi. La coupe est en 1830, et 1832 dans Les Misérables n’est pas une coupure dans l’intrigue : rien ne change. Dans le livre, 1832 est à 1830 ce que 1817 est à 1815 : une confirmation, celle de l’autoritarisme du régime et de son appartenance de classe. Dans ce roman, les vraies coupures sont Waterloo et 1848, de manière parfaitement explicite.

Plus globalement, je pense que vous avez été un peu piégé par votre sujet. La monarchie parlementaire, c’est une mauvaise question, parce que ce n’est pas la question. Cela vous oblige à mettre de côté des éléments essentiels de la représentation de l’histoire : le conventionnel, le couvent, les développements sur juin 48…L’ambition du livre est très large d’un point de vue historique. Il y a quantité de références au Moyen Âge, et des anticipations. Il aurait fallu inclure votre sujet à l’intérieur de cette vaste préoccupation. Et dès lors le problème était : la monarchie va-t-elle revenir ou non ? Or la question n’était pas résolue. Sous le Second Empire, il est clair pour les contemporains que le régime n’ira pas plus loin que le premier Empire. La question est de savoir ce qui lui succédera : une monarchie à nouveau restaurée ou la République retrouvée. La première éventualité nous semble farfelue ; sur le champ, elle n’avait rien d’irréaliste. Les Misérables, de ce point de vue, mènent une action militante, et ce n’est pas parce que l’histoire en a sanctionné le succès, qu’il faut la lire comme un récit objectif. Hugo dessine une histoire de son siècle où la monarchie parlementaire est nécessaire à son moment puis caduque. De là une position mesurée et respectueuse. Ce qui est surprenant, c’est que cette visée militante ait pu cadrer si bien avec l’histoire politique neutre pour ne pas dire objective qu’on écrit maintenant après coup. J’aurais orienté votre propos dans ce sens-là, en laissant de côté la question de savoir si l’auteur règle ses comptes. Son objectif est beaucoup plus sérieux : ancrer dans la tête du lecteur une histoire républicaine à venir et nullement acquise.

Pierre Michon : Vos remarques sont très intéressantes. J’aurais toutefois deux réserves. Premièrement, si les légitimistes parlent autant de la gratitude, c’est parce que cette notion est au cœur de leur paysage mental. Pour eux, tout est marqué du sceau de la légitimité, et Hugo n’a-t-il pas fait allégeance ?

Guy Rosa : Or Hugo pense, lui, de manière moderne. Je suis tout à fait d’accord avec vous.

Pierre Michon : Deuxièmement, sur la question de la représentation de la royauté, on perçoit le drame de la Restauration. Ce régime n’a aucune autonomie et n’a pas d’authenticité. Il est pour partie parodique, comme le montre le sacre de 1825, et il est partant écrasé par son hypermnésie. On se sent toujours un peu à l’étroit dans la Restauration.

Guy Rosa : Quoiqu’elle entérine beaucoup de conquêtes de la société révolutionnaire.

Pierre Michon : J’irais jusqu’à dire qu’elle finit le travail. La Restauration comme le Directoire est une période de la Révolution. Les ultras sont au fond des personnages de la Révolution.

Bernard Leuillot : Vos propos font écho à ce qu’on appelait au XIXe siècle la théorie des faits intermédiaires sous la Révolution (1789-1793). On évoque 93 dans le roman. Gillenormand est un personnage sympathique, et cette figure a ce mot étonnant : J’espère que je ne reverrai pas 93. Or il a 93 ans. Cet aspect ludique est présent chez Hugo.

Par ailleurs, à propos de la question sociale et de la question politique, je dresserais ce constat : dans les années 1860, cet antagonisme devient un débat politique grave, qui donne à de violents affrontements dans les milieux de l’Internationale Ouvrière.

Pierre Michon : Et, a contrario, Gambetta s’écrie : « Il n’y a pas de question sociale ! »

Bernard Leuilliot : Néanmoins, les deux questions ne vont pas l’une sans l’autre. A l’occasion d’un Congrès de la paix, on avait même appelé Victor Hugo au secours tant les tensions étaient vives. Il s’y rend pour essayer de concilier socialisme et république. A l’époque de la rédaction des Misérables, ce problème est donc brûlant.

Au sujet de la solution britannique : c’est un lieu commun lancé à l’époque par Guizot et d’autres (une révolution non sanglante, un changement de dynastie, etc…). C’est de cette perspective que L’Homme qui rit prendra le contrepied.

Enfin, en ce qui concerne le bonapartisme, il ne faut pas le réduire à une personne. C’est un style de gouvernement et de politique. On peut étudier certains règnes comme des figures du bonapartisme. Cette catégorie n’est pas forcément liée à un homme.

Pierre Burger : Si l’on parle de Napoléon III, il y a quelque chose d’extrêmement important à mentionner. Hugo ne compose pas avec un bain de sang. Il s’y refuse. Les positions sont très nettes et très claires.

Claude Millet : Je ferai trois remarques qui reprennent partiellement certaines des interventions précédentes.

La première vise le fait que votre communication, à bien des égards excellente, n’abandonne jamais une posture qui est celle de l’évaluation. C’est regrettable en soi, a fortiori  s’agissant de Hugo, car toute la réception de Hugo est travaillée par le conflit de l’hugophobie et de l’hugolâtrie, dont il faut se départir mais qui l’emporte d’emblée si l’on pose la question de la justesse de la représentation de l’histoire par Hugo.

La deuxième concerne votre plan. La fin de votre étude n’est plus très claire quant aux époques dont vous parlez. Il faudrait une meilleure appréhension des Misérables comme un ouvrage du républicain de 1862. S’il y a un plan 1840 à ré-introduire dans votre étude, c’est à travers d’une comparaison entre Les Misères et Les Misérables.

La troisième porte sur les dommages collatéraux de votre sujet. Vous abandonnez la question de la réflexion sur la monarchie constitutionnelle. Le problème démocratique de Hugo est à plus d’un titre celui d’une démocratie directe. Cette tendance ne fait pas de lui pour autant un antiparlementaire. La monarchie constitutionnelle a peut-être été une tentation pour lui autour de 1840. Mais ce cas excepté, il n’a pas été un représentant de la monarchie parlementaire, car il n’est pas pour un régime parlementaire tout court.

Enfin, une dernière remarque : le tableau officiel de Louis-Philippe en 1839 par Winterhalter le représente dans une posture qui est une sorte de reprise du  grand portrait de Louis XIV par Rigault. Le roi est à côté d’une table de travail qui est clairement une métonymie de l’Etat ; il a la main gauche sur la Charte de 1830, et comme il ne peut pas tenir un sceptre, il tient ses gants. L’embourgeoisement de la figure royale peint par Hugo est au cœur de toutes ces représentations.

Pierre Michon : C’est un mouvement qui commence avec Louis XVIII lui-même.

Claude Millet : Enfin, je voudrais dire qu’il est trop simple d’opposer question politique et question sociale. Hugo a dit comme d’autres qu’il fallait substituer les questions sociales aux questions politiques. Mais les questions sociales sont évidemment des questions politiques. La question politique n’est pas évacuée avec Jean Valjean. Il a le destin qu’il a dans ce régime. La monarchie constitutionnelle n’arrive pas à aller jusqu’à Valjean. Cela, c’est une question politique. Il me semble qu’il faudrait revenir sur ce point dans votre étude.

Pierre Michon : Je pourrais alors parler de questions institutionnelles.

Claude Millet : Non, car elles contiennent la politique. Ce gouvernement ne peut pas éviter la tragédie de Jean Valjean.

Bernard Leuillot : Nous disons l’une ne va pas sans l’autre. Mais à l’époque ? Il y avait un vrai débat.

Claude Millet : Hugo dit explicitement dans un passage que cite Pierre Michon que la monarchie parlementaire de Louis-Philippe n’arrive pas à entrer en communication avec la France du dessous. Hugo s’attaque bien à une question politique.

Vincent Wallez : A partir du moment où il n’y a pas le suffrage universel, le peuple ne peut que subir des choses qui lui échappent totalement.

Claude Millet : La question sociale n’est jamais écartée du portrait de Louis-Philippe. Et donc la question politique non plus.

Pierre Michon : Je reconnais volontiers que j’étais pour partie soumis à certaines grilles de lecture de la Restauration elle-même, et sans doute assujetti à certaines affections, ce qui peut non pas excuser mais expliquer la part de jugement. Il faudrait prendre de la distance en allant du côté du second dix-neuvième siècle.

Guy Rosa : Je voudrais ajouter deux points. On considère la Révolution comme centralisatrice. Mais il y a toute une pratique politique dans la Révolution – les réunions des clubs et les assembles de sections, par exemple, mais aussi la levée en masse et les délégations aux grands rassemblements – qui relève de la démocratie directe. C’est la Révolution qui l’a inventée et elle en procède.

D’autre part, dans votre exposé, la politique étrangère est entièrement absente. Or elle ne l’est pas dans Les Misérables ; le portrait de Louis-Philippe se termine même sur cette accusation : « il a été modeste pour la France ». Qu’est-ce à dire ? Qu’il n’a pas soutenu les mouvements révolutionnaires européens. Beaucoup de contemporains ont reproché Louis-Philippe de ne pas avoir recommencé l’entreprise de Napoléon.

Pierre Michon : Permettez-moi, de nouveau, de vous remercier de votre attention et de vos remarques, dont j’ai pris bonne note et qui me sont extrêmement précieuses.

 David Stidler