Séance du 18 juin 2011

Présents: Josette Acher, Patrice Boivin, Pierre Burger, Loïc le Dauphin, Brigitte Braud- Denamur, Brigitte Buffard-Moret, Jacques Cassier, Françoise Chenet, Pierre Georgel, Chantal Georgel, Jean-Marc Hovasse, Franck Laurent, Claude Millet, Claire Montanari, Christine Moulin, Yvette Parent, Marie Perrin, Guy Rosa, Anette Rosa, Denis Sellem, Sylvie Vielledent, Vincent Wallez.


Informations

Nouveau projet éditorial 

Claude Millet annonce une nouvelle collection consacrée à Hugo aux éditions Classique Garnier, qu’elle dirigera avec un comité de lecture composé de Florence Naugrette, Myriam Roman, Franck Laurent, Delphine Gleizes, Judith Wulf. Le premier numéro sera consacré aux Misérables à l’occasion des 150 ans de leur parution et devrait sortir en 2012 (remise des textes à Garnier fin mai 2012).

 

Publications

Franck Laurent annonce la parution aux éditions Créaphis des actes du colloque de Cerisy consacrés aux voyages et à la mémoire : Le Voyage et la mémoire au XIXe siècle, sous la direction de Sarga Moussa et Sylvain Venayre, volume auquel il a contribué (un article consacré au voyage en Espagne en 1843 de Hugo.

 

Manifestations, colloques et spectacles

Mise en scène de Mille francs de récompense à l’Odéon

Guy Rosa : La mise en scène de Laurent Pelly a été jugée, ici même à plusieurs reprises, excellente. Je n'en suis pas tout à fait d'accord, non comme spectateur -on est comblé- mais comme spécialiste de Hugo. De ce point de vue, elle me semble sensiblement moins fidèle que celle des Théphany-Meyrand (1979). D'abord parce que le statut particulier du personnage de Glapieu, à la fois personnage comme les autres et sorte de choeur (il commente l'action et multiplie non pas exactement les apartés mais bien les adresses au specrtateur), n'est pas respecté; ici Glapieu apparaît comme un personnage entre d'autres et le rôle y perd beaucoup de son originalité et de son poids. Ce qui n'est pas étranger à une seconde "infidélité", qui engage la signification de la pièce. Elle porte sur le IVe acte. Tel que Hugo l'écrit, il est sinistre. Il s'achève sur une "fin heureuse" pour tous les personnages sauf le principal -et le seul qui nous parle directement-, Glapieu dont le sort est comparable à celui de Jean Valjean: les misérables restent misérables, tenus à l'écart de la société et des affections des hommes. Ici, l'acte devient une farce truculente, une parodie assez gaie de la justice.

Or il y a un indice certain de cette transformation. Il se trouve dans la seule coupe à laquelle le metteur en scène ait procédé. Elle affecte la fameuse "reconnaissance". Ici, elle est jouée en parodie du mélodrame, mais une parodie souriante et indulgente. Mais c'est au prix de la suppression de la tirade (la réplique si Arnaud Laster préfère) qui sanctionne la reconnaissance, celle du baron de Puencarral qui, devant femme et enfant retrouvées, n'a qu'un mot à la bouche : « Quinze millions ! Oui, quinze millions ! Je les ai, tu les as. Oh ! comme tu as souffert ! Je te les apporte etc.  ». Cette obnibulation de la conscience par l'argent exploite et critique la "reconnaissance" avec une tout autre force, et une autre valeur, que l’amusement de la mise en scène de Pelly; elle la teinte d'une profonde amertume qui prépare l'issue désolante de toute l'intrigue.

Ce serait anecdotique si ce IV° acte ne portait pas toute la signification "idéologique" de la pièce: l'argent a perverti tous les rapports humains -et pas qu'en Rousseline; la justice n'est pas rendue; le misérable retourne au bagne d'où il vient.

Claude Millet : je suis d’accord avec ton second point, mais le dénouement chez Hugo est toujours complexe, on peut mettre le curseur sur le pessimisme ou l’optimisme. Ainsi pour Mille Francs de récompense, deux lectures sont possibles : soit l’on considère que le pauvre reste pauvre et le riche reste riche, soit que l’amour a encore gagné : grand lecteur de Molière, Hugo pense quand même que le sacrifice n’est pas vain. Sans trahir le texte, on peut envisager les deux lectures. La lecture morale ne va pas contre le texte.

Franck Laurent : Je ne parle pas de la mise en scène de l’Odéon, que je n’aie pas vue, mais de la mise en scène de Benno Besson, qui avait donné à voir une fin drôle et rapide, extrêmement vive, pas du tout grotesque et qui était tout sauf sombre. Ce dénouement me semble très proche du IVe acte de Ruy Blas, drôle, hilarant mais qui se termine sur le départ pour les galères de Don Cesar, celui qui a fait rire le public pendant tout un acte.

Claude Millet : Un autre point propre au théâtre de Hugo, qui m’a frappée dans Lucrèce Borgia mais que l’on retrouve dans Mille francs de récompense : Hugo vise parfois à susciter des émotions immorales chez son spectateur ou lecteur. Par exemple avec Gubetta, la pire des crapules, il fait en sorte que le spectateur rie avec lui, il construit un rapport empathique, très inconfortable, avec des personnages immoraux.  Riez et prenez acte de ce sur quoi est fondé votre rire…

Franck Laurent : À mettre en perspective avec la fin de Mille Francs de récompense, qui se termine par un bon mot de Glapieu, qui va au bagne.

Vincent Wallez : Oui, beaucoup de spectateurs riaient mais ce rire était indécidable. La pièce montre aussi combien le juge est embarrassé et ne sait pas comment juger Glapieu ; il se retrouve confronté à l’impuissance de la justice à faire son travail correctement. Quant au mélodrame, il peut faire rire mais en même temps il y a une vérité du mélodrame qui doit provoquer des sensations fortes. La mise en scène a essayé de le montrer par un moment de sidération sans parole entre deux personnages amoureux.

Guy Rosa : Mais cela irait mieux si tout cela n’aboutissait pas à quinze millions. Il faut noter d’autre part que les spectateurs ne comprennent plus les allusions historiques -en particulier la transposition à la Restauration de la critique du second empire.

Claude Millet : Il me semble que le spectateur comprenait néanmoins la pièce politiquement. Il y avait Lehman Brothers et Sarkozy aussi sur scène.

Sylvie Vielledent : Les gens riaient énormément même si on sentait parfois une incompréhension.

Jean-Marc Hovasse : Pour ma part je suis frappé que les gens aient tant ri à l’Odéon, car lorsque j’ai vu la Première à Toulouse, il n’y a eu aucune réaction de la salle : très peu de rire, même si tout le monde semblait content à la fin. L’effet de surprise devant la pièce a dû jouer.

 

Les Misérables en manga

Guy Rosa signale que la version manga des Misérables a paru (dans une traduction française, aux Éditions Soleil). Elle est très intéressante, car contrairement à ce qu’on voit d'ordinaire il y a eu un travail réfléchi sur le scénario, des scènes ont été privilégiées, d’autres abandonnées. Toute l’histoire des Thénardier est ainsi passée sous silence : ils figurent seulement comme persécuteurs de Cosette  – l’attentat de la maison Gorbeau n’a donc plus de raison d’être. Représenter toute l’histoire était impossible et le choix fait n’est pas bête et assez fidèle.

Claude Millet : Est-ce que Monseigneur Bienvenu y figure ?

Guy Rosa : Oui, avec Petit Gervais.

Josette Acher : Est-ce que Jean Valjean vole un pain ou une soupe ? Chez les Asiatiques, il paraît qu’il vole une soupe.

Annette Rosa : Un pain, cela se passe à Paris.


Communication de Christine MoulinLa liste dans les fragments de V. Hugo: une "machine faite d'esprit". (voir texte joint)


Discussion

Liste, énumération ou série ?

Claude Millet : Merci pour cette belle communication qui essaie de cerner toutes sortes de textes et tente d’en faire un instrument d’investigation dans l’œuvre de Hugo. Je me demande toutefois  si vous n’auriez pas intérêt à appeler cela une énumération. La liste est un cas particulier de l’énumération selon la définition très large de D. Rabaté ; la liste a une fonction pragmatique : quand on écarte celle-ci, il reste l’énumération. La différence est dans l’usage : une liste est un enregistrement, une consignation alors qu’il y a dans l’énumération un phénomène d’exemplification. Mais cela n’invalide par ailleurs pas la pertinence de votre communication.

Pierre Georgel : il y a aussi la notion de « série » ; la liste chez Hugo n’est-elle pas une recherche d’articulation entre liste et système sérielle ?

Claire Montanari : Dans la liste, il n’y a pas la notion de mouvement, il s’agit seulement d’une juxtaposition de termes, alors que l’énumération se termine toujours par un mot plus fort que les autres, qui les résume et les contient tous.

 

Source scolaire de l’énumération hugolienne

Claude Millet : Tout cela a à voir sans doute avec les techniques de l’amplification rhétorique. Comment apprenait-on à faire des vers latins au lycée ? Est-ce qu’on demandait aux élèves de lister ce qu’ils devaient déplier par ailleurs ?

Christine Moulin : Les enseignants donnaient seulement des plans que les élèves avaient ensuite à amplifier. C'était une sorte de synopsis.

Claude Millet : Ce n’est pas pareil, en effet.

Chantal Georgel : On apprenait surtout les textes par cœur.

 

La liste :  notes prises sur le vif ou déjà construites ?

Françoise Chenet: Êtes-vous allée travailler sur les manuscrits de Hugo ? Je l’ai fait pour une liste qui concernait le personnage de Pécopin et le fait curieux est qu’elle semblait déjà organisée. Autre remarque : vous parlez des lecteurs de ces listes, mais elles étaient destinées à Hugo uniquement, il s’agissait pour lui d’instruments de travail.

Claude Millet : Certaines listes semblent plus tournées vers l’extérieur que d’autres. Il faut sans doute distinguer entre la note (prise pour soi) et le brouillon (tourné vers autrui).

Françoise Chenet : Selon moi la liste suppose un travail préalable alors que l’énumération  est seulement un premier jet qui permet la mise en texte. Dans le carnet de voyage du Rhin se trouvent seulement quelques mots, alors que dans l’album, on note déjà une élaboration qui figurera dans le texte définitif.

Pierre Georgel : On trouve surtout des notes cursives dans ces carnets, rarement de listes.

Françoise Chenet : Philippe Hamon, dans son ouvrage Expositions, pense que lorsque Hugo retranscrit « pêle-mêle » les « choses vues », il s’agit d’une recomposition artificielle, mais c'est faux.

Pierre Georgel : Il y a des contre-exemples qui vont dans le sens de Hamon. Dans Histoire d’un crime, quand on confronte les fragments authentiques avec les fragments transcrits, on voit que la transcription élaborée est la mise en scène d’une notation cursive écrite sur le vif. La notation abrégée non développée, avec juxtaposition de brèves inscriptions, ne fait pas liste : pour qu’il y ait liste, il faut qu’il y ait sérialité.

 

Les effets de sens de la liste, entre rhétorique et poésie

Franck Laurent : Vous montrez combien les listes ne sont pas seulement des pense-bêtes intellectuels, avec ce côté abstrait et froid propre aux statistiques, mais qu’elles ont aussi une proximité immédiate avec des procédés très oralisés qui constituent une structure de base de l’éloquence, qu’elle soit judiciaire ou politique. Certaines pourraient ainsi être préparatoires à des figures de discours tandis que d’autres ont une proximité évidente avec la poésie (par exemple par la multiplication de parallélismes qui sont une figure habituelle en poésie.

Une remarque sur le sens des listes : j’ai étudié pour ma part les énumérations (plutôt que listes) que fait Hugo des noms de lieux quand il évoque l’épopée napoléonienne, des années 1820 aux années 1830/1840. On note tout d’abord une cohérence lexicale qui lui fait assembler, par exemple, des noms de fleuves et des noms de batailles, puis les années passant, on va vers le chaos avec un mélange de référents différents. Noms de fleuves et noms de batailles sont mélangés, si bien qu’aucun trajet géographique et chronologique n’est possible. Ce qui est au plus près de l’idéal hugolien de l’épopée guerrière nomade qui rebrasse toutes les cartes géographiques et chronologiques, et loin de la série.

Question autre : sur cette idée que la femme serait spontanée et naturalisante, ne classant et ne sériant pas, est-ce qu’en terme chronologique, on ne pourrait pas soupçonner une influence de Mme Michelet ?

Claire Montanari : Dans la liste, le mot est entouré de silence ; or souvent, à l’origine d’un poème, la recherche génétique montre qu’il y a une liste de mots à partir desquels le poème se déploie. Commencer par une prose élaborée ou seulement par quelques mots renvoie à deux gestes différents.

Franck Laurent : L’écriture poétique fonctionne par ajouts syntaxiques ; des structures à trois termes telle « que… que… que… » ou « et… et… et… » ne sont pas loin d’être une liste ; la prose ne fonctionne pas comme cela, sauf la prose oratoire évidemment. On distend souvent la syntaxe pour pouvoir ajouter du texte en poésie, mais il faut noter qu’il s’agit aussi d’une mode de l’époque.

Claude Millet : Il faut en effet souvent modérer une interprétation trop anachronique de Hugo et ne pas le confondre avec Rimbaud. Le lien entre poétique et rhétorique est encore très fort chez lui.

Guy Rosa : Il ne faut toutefois pas rabattre tout ce qui est énumération, anaphore, ressassement du côté de la rhétorique. Jean Gaudon, dans un de ses articles, analyse l’image récurrente chez Hugo du « goutte-à-goutte » et du « pas à pas ». Il observe, très justement, qu’il s’agit d’une structure spécifiquement hugolienne qui intervient dans plusieurs cas d’anaphores : il y a quelque chose de spécifique à Hugo dans cette structure.

Franck Laurent : Oui, mais la disponibilité de cette structure lui permet d’insérer sans heurts particuliers son mode de pensée, notamment dans le voyage de 1843 ou dans Le Rhin.

 

La liste dans les romans et en poésie : la mise en forme du chaos

Claude Millet : Vous avez raison de ne pas réduire l’étude de ces énumérations à des questions seulement formelles et rhétoriques, car il y a chez Hugo une hantise de la disparate et du chaos. Il veut concevoir un horizon qui ramène à l’unité. La question du détail est chez lui d’ordre poétique, mais aussi métaphysique.

Franck Laurent : un autre type d’exemples où votre réflexion peut s’appliquer serait le chapitre des Misérables : « L’année 1817 » (I, III, 1). Ou l’ouverture de la deuxième partie de Quatrevingt-Treize.

Françoise Chenet : Il y a une esthétique du pêle-mêle chez Hugo.

Franck Laurent : Oui, mais encore ?

Pierre Georgel : 1817 correspond à un moment de suspension du sens.

Annette Rosa : 93 représente le monde à l’envers.

Claude Millet : Hugo utilise notamment l’image du tourbillon pour représenter ce moment de désorientation, par exemple dans Les Contemplations, où elle lui sert à désigner le processus historique.

 

Pertinence du fragment ?

Guy Rosa : La question est de savoir s’il y a une pertinence du fragment pour l’étude de la liste. Il ne s’agit peut-être pas du bon endroit pour l’étudier.

Claude Millet : Les fragments ont une spécificité, leur inachèvement. La présence d’énumérations, des listes dans les fragments invalident leur réduction à une fonction de remplissage (puisqu’on ne saurait remplir ce qui n’a pas de bords). Mais il est vrai que les exemples donnés par notre collègue ne fonctionnent pas de manière spécifique et qu’on peut trouver les mêmes dans L’Homme qui rit, par exemple. Mais le recueil de fragments est un lieu pour les garder.

Guy Rosa : Il faut se méfier des fragments, on leur accorde peut-être à tort un privilège, en pensant qu’il s’agit de premiers jets fondamentaux. Peut-être s’agit-il seulement de pensées dont Hugo, graphomane notoire, veut se débarrasser; le fragment peut faire poubelle. Le signe s'en trouve dans le nombre important de cas où l'on voit Hugo répéter, plusieurs fois de suite et sans modification, la même formule.

Claire Montanari : Et il existe différents fragments ; certains sont élaborés alors que d’autres ressemblent à des premiers jets.

Pierre Georgel : Mais en quoi ce type de reprise veut-il dire qu’il s’en débarrasse ?

 Marie Perrin