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Séance du 21 mai 2005

Présents : Guy Rosa, Annie Ubersfeld, Jacques Seebacher, Jean-Pierre Reynaud, Yvette Parent, Claire Montanari, Loïc Le Dauphin, Jean-Marc Hovasse, Bernard Le Drezen, Delphine Van de Sype, Marguerite Delavalse, Chantal Brière, Pierre Georgel, Josette Acher, Vincent Guérineau, Olivier Decroix, David Charles, Brigitte Buffard-Moret, Mireille Gamel, Stéphane Mahuet, Anne Guérineau, Marlène Assayag.


Informations

Hommage

Le Groupe Hugo, informé de la disparition de Paul Ricœur, décédé à l’âge de 92 ans, marque son respect pour l'oeuvre considérable du philosophe.

 

Sur le tableau d’honneur

Brigitte Buffard-Moret vient d’être élue Professeur de « Langue et stylistique française du XXe siècle » à l’Université de Poitiers.

 

Dans les bonnes librairies

Viennent de paraître :

 

Bernard Le Drezen, Victor Hugo ou l’éloquence souveraine. Pratiques et théorie de la parole publique chez Victor Hugo, préface de Robert Badinter, éditions de L’Harmattan, coll. Langue et parole, 2005. Guy Rosa en recommande la lecture. L’auteur précise qu’il s’agit de la version légèrement remaniée d’un DEA soutenu en 2002 à l’Université Paris-IV et ajoute en commentaire du titre cette citation des Misérables, trouvée peu de temps après la publication de son livre : « Le vrai dans l'indignation, il n’y a pas de plus souveraine éloquence ; il était éloquent de cette éloquence-là » (à propos de Feuilly, un des amis de l’ABC, Les Misérables, III, IV, 1, Bouquins p. 517).

 

Victor Hugo et le romanesque, actes du colloque d’Amiens, textes réunis par Agnès Spiquel, Minard, collection des Lettres modernes, 2005.

 

Actualité(s) de Victor Hugo, actes du colloque de Vianden (2002), textes réunis et présentés par Franck Wilhelm, Maisonneuve et Larose, 2004. (A signaler, entre autres, le texte de synthèse du colloque par Jean-Claude Fizaine).

 

Guy Peeters, La Justice belge contre le sieur Victor Hugo, Champion, 2005. L’auteur analyse les archives policières et judiciaires relatives à Hugo entre 1851 et 1871. Il revient sur les suites judiciaires de l’attaque du domicile de Hugo à Bruxelles, dans la nuit du 27 au 28 mai 1871, et sur les pressions politiques dont l’instruction fit l’objet. Il y est également question des contacts de Hugo et des siens avec la ville de Spa, dont l’intérêt consiste donc en autre chose que son casino, contrairement à ce qu’allègue Bernard Leuilliot.

 

Jean-Pierre Reynaud signale au Groupe, décidément harcelé depuis deux mois par Montalembert, que les descendants du comte sont en possession de manuscrits encore inédits. Pierre Sanchez en prépare la publication pour la maison d’édition dijonnaise "L’échelle de Jacob". J-P. Reynaud évoque également un numéro de Virgules, publication pédagogique, où Roger Gaillard présente de façon intéressante Gavroche aux enfants.

 

Mise en bouche

David Charles, je crois, signale un intéressant article, dont Guy Rosa n’a pas mieux que moi retenu la référence, consacré aux Misérables livre « alimentaire ». Il signale les changements d’habitudes alimentaires entre le début et la fin de la rédaction du roman.

G. Rosa : Ce qui expliquerait une correction étrange dans Les Misérables, changeant sans raison apparente le « déjeuner » de Gavroche en un « dîner ».

D. Charles : De telles modifications dans le texte viennent vraisemblablement de ce que les habitudes alimentaires des repas ont évolué, le « dîner » étant par exemple pris de plus en plus tard.

G. Rosa : Mais est-ce l’heure qui change, ou bien la désignation des repas ? C’est plutôt de cela qu’il s'agit ici.

D. Charles : On a vivement reproché à Victor Hugo de faire manger des huîtres aux amis de l’ABC alors que ce n’était pas la saison.

J-P. Reynaud : C’est d’ailleurs l’occasion d’une tirade de Grantaire sur l’amertume de la vie : une huître gâtée lui a gâché son plaisir.

G. Rosa : L’éditeur avait signalé cette anomalie à Hugo, qui a délibérément refusé de modifier son texte.

B. Leuilliot : C’est simplement lié au problème des transports à l’époque ; leur consommation était limitée aux « mois en bre » pour cette raison; elles sont comestibles toute l’année ! L’article « huître » du Grand Larousse du XIXe siècle est remarquable, comme tant d’autres. L’auteur se dit persuadé que, malgré les progrès des chemins de fer, les huîtres ne seront jamais un plat populaire.

D. Charles : Sauf sur le littoral.

B. Leuilliot : C’est le même problème des transports qui est en jeu lorsque la famille Trébuchet envoie aux Hugo des dindes truffées par la diligence.

J-P. Reynaud, mis en appétit par cette méditation sur les huîtres et le Grand Larousse, évoque un autre article tout aussi passionnant du même dictionnaire… que la pudeur du secrétaire de séance lui interdit d’évoquer plus avant !

NDLR Depuis la publication de ce compte rendu, nous avons reçu de J.-P. Reynaud l'observation qui suit.

Quant à l'article Larousse dont la pudeur secrétariale s'est alarmée, et qui paraissait en effet venir comme un je ne sais quoi sur une huître, je dois dire d'abord que mon propos n'était que la conclusion à trop haute voix d'une conversation particulière, mais de grande tenue, j'ose l'afffirmer, et de haute moralité, sur cet étonnant mélange de positivisme naturaliste et de rigueur puritaine qui caractérise Pierre Larousse. L'article "masturbation"( puis-je m'autoriser de Cambronne?) est d'ailleurs bien connu, a été cent fois commenté, et figure dans une récente anthologie des joyeusetés du grand Larousse. Et j'ajouterai seulement qu'un certain progressisme bourgeois, au dix-neuvième siècle, tempére ses audaces intellectuelles en raffinant sur les interdits moraux et religieux (sous couvert bien souvent d'un hygiénisme assez inquiétant). L'article "pédérastie", et, dans un autre ordre d'idées, les articles "colonie"," race", "nègre",etc. montrent à quel point un républicain aussi convaincu et généreux que Larousse restait englué de paternalisme, empêtré de normes morales et d'"européocentrisme". N'y a-t-il pas un peu de Larousse chez Hugo?... Je m'arrête au bord du blasphème mais je discuterai la question avec qui voudra, jusqu'au bûcher exclusivement.

 

Nouvelles (?) acquisitions françaises

Lue dans le numéro 19 de la revue de la BNF (année 2005), l’annonce de trois enrichissements du fonds Hugo au département des manuscrits modernes, survenus en 2002-2003 et intéressant au premier chef les hugoliens.

Il s’agit d’abord, don de M. Bernard Clavereuil en 2002, NAF 27123, d’un volume ayant appartenu à Louis Barthou contenant le manuscrit de la  Lettre à Lord Palmerston, « un feuillet autographe et une rare photographie du poète ».

D’autre part, don de M. Pierre Leroy en 2002, sans référence BNF, un brouillon du  Discours sur l’Afrique (18 mai 1879) offert par Victor Hugo à Juliette Drouet . La version mise au net du même texte avait été offerte l’année précédente par l’Association des amis de la BNF.

Enfin, don en 2003 de M. Philippe Devinat, sans référence BNF, un important ensemble de « papiers » de Paul Meurice : notes, brouillons autographes destinés par Hugo à Actes et paroles et au Théâtre en liberté, consignes de mise en scène données par Hugo à Meurice à l’occasion de la reprise de pièce(s) du poète pendant l’exil.

 

P. Georgel, après avoir signalé que circulent encore beaucoup de manuscrits et dessins de Hugo portant la « cote Gâtine » ou une lacune de mêmes dimensions, défend noblement la réputation de Paul Meurice contre les soupçons qui se font jour à l’annonce de ce don. Meurice aurait-il conservé par-devers lui beaucoup de documents ? On peut se le demander : la remise des manuscrits de Hugo a été très longue, ne s’achevant sans doute qu’en 1926. Mais P. Georgel insiste sur le désintéressement total de Meurice, qui avait tout de même de bonnes raisons de considérer que certaines pièces lui appartenaient. Sur la masse énorme de papiers appartenant à Hugo, il est vraisemblable que très peu de choses ont au total « échappé » à la BNF. En revanche, elle dispose –et le Musée de la Maison de V. Hugo plus encore- d’une grosse quantité de papiers venant de Meurice et qui étaient incontestablement sa propriété.

 

Des nouvelles des Misères

G. Rosa poursuit la reconstitution du manuscrit des Misères tel que décrit par Journet et Robert. Il indique des corrections curieuses. Lors de la description de l’« émeute », dans le chapitre intitulé « Les bouillonnement d’autrefois » (IV, X, 4), Hugo efface systématiquement les « poignards » des insurgés, remplacés, lorsqu’ils le sont, par des « pistolets » moins criminoïdes, quoique plus efficaces… De même, « insurrection » se substitue régulièrement à « émeute ». Peut-être est-ce cette correction qui suggère à Hugo la substance du chapitre « Le fond de la question » : « Il y a l’émeute et il y a l’ insurrection ; ce sont deux colères ; l’une a tort, l’autre a droit. »

G. Rosa précise qu’il ne s’agit pas de retrouver le texte du « premier jet » mais de proposer des Misères une version continue, pour tout dire lisible. Et, autant que possible, juste. Le texte donné par Gustave Simon est en effet lisible, mais souvent faux, tandis que le repérage de Journet-Robert est juste (le plus souvent), mais totalement illisible.

B. Leuilliot : Peut-on vraiment espérer aboutir à un texte « exact » des Misères ?

G. Rosa : Si on suit Journet-Robert, on obtient un texte suivi ; seules demeurent quelques zones lacunaires où, par suite de la suppression ou de l’ajout d’une page, les phrases ne se suivent pas tout à fait. Gustave Simon est remarquable par au moins un côté : sa capacité à restituer le premier texte sous des ratures épouvantables.

P. Georgel : Celle de Cécile Daubray plutôt, « collaboratrice » de G. Simon et  lectrice admirable. Car tout porte à penser que Les Misères lui sont dus en très grande partie.

G. Rosa : Les modifications de détail effectuées par Hugo lors de la reprise du manuscrit sont d’une minutie époustouflante. Il n’a pas le « rechercher/remplacer » de Word pour corriger tous les Tré-jean par Val-jean… et n’en laisse passer presque aucun. Soulignons au passage que tous les noms de personnages sont changés –à une date ou une autre, parfois très tôt, parfois très tardivement. Presque sans exception. Le tableau de ces modifications figure dans Journet et Robert ; l’étude approfondie du sujet reste à faire.

 


Communication de Vincent Guérineau : Le "reliquat" de L'Homme qui rit  ( texte joint à venir)


Discussion

G. Rosa : Une précision à apporter : la référence du « reliquat » de L’Homme qui rit dans l’inventaire de Me Gâtine est-elle soulignée ? Quand le titre est souligné, il correspond à un dossier constitué par Hugo lui-même. Dans le cas contraire, ce sont les exécuteurs testamentaires qui l’ont fabriqué. Le terme de « reliquat » est-il d’ailleurs utilisé par Hugo ?

B. Leuilliot : Ce serait étonnant. À ma connaissance, il ne l’emploie jamais !

G. Rosa : Effectivement, les reliquats sont constitués par les exécuteurs testamentaires. Sauf peut-être pour les Misérables : la cote 128 semble formée de textes réunis par Hugo lui-même. [NDLR. Dans l’Inventaire Gâtine, tel que transcrit par J. Seebacher, « reliquat » figure deux fois. La première pour la cote 128 : « Reliquat des Misérables », la seconde pour la cote 150 : « reliquat L’Homme qui rit – Les Misérables » ]

Les généticiens ont longuement débattu sur le meilleur code à adopter pour noter les ratures, ajouts marginaux, etc. La possibilité maintenant offerte par les nouvelles technologies de reproduire le manuscrit et à sa suite la transcription rend ces débats un peu vains. Vous devez mieux indiquer ce qui a été utilisé et ce qui a été mis définitivement en réserve. Généralement, Victor Hugo barre les passages utilisés par des traits obliques ou sinusoïdaux. La transcription des fragments est une chose, vous l’avez faite, le commentaire en est une autre.

Il y a une très grande hétérogénéité de matériau dans le « reliquat », mais il faudrait tenter de voir clair. Il est indispensable d’essayer de classer les différentes sortes de folios. Les généticiens distinguent  scénarios, ébauches, notes documentaires, brouillons, mains-courantes. Employez donc ces termes, avec rigueur si possible, plutôt que de dire « notes préparatoires ». Il faut y ajouter des pages rédigées mais abandonnées, mises à l’écart par Hugo, et devenues les folios n°x ou y de votre reliquat. D’autres feuilles ont un statut très problématique, papiers à part portant par exemple la mention « ajourné, à reprendre, très important ».

Une étude de la genèse du roman, au sens de l’histoire de son écriture, reste, provisoirement, hors de votre portée parce qu’elle exige la confrontation du « reliquat » et du manuscrit : deux ébauches, dans le reliquat, sembleront de même date –et le sont peut-être- mais le manuscrit peut signaler que l’une est développée en première rédaction, l’autre dans une intercalation. Il faut donc étudier la totalité du matériel génétique. Mais il faut bien commencer par quelque chose. Le reliquat était d’un abord plus aisé, mais la nécessité de sa comparaison avec le manuscrit ne doit pas mettre entre parenthèse tout perspective spécifiquement génétique.

On en dirait autant du commentaire « littéraire ». Vous commentez par exemple les changements de noms des personnages. Mais il n’est pas possible, si on veut dégager du sens, de prendre les personnages un par un. Le « personnel du roman » fait système. Il faut donc les étudier conjointement si on veut aboutir à une hypothèse probante. Mis à part les cas particuliers, celui par exemple où un changement de nom s’accompagne d’une modification de caractère, une modification ne peut être étudiée isolément car son « explication » devient alors entièrement arbitraire.

P. Georgel : vous n’avez certainement pas tenu compte des brouillons qui ne figuraient pas dans le manuscrit légué originellement à la BNF et qui ont été acquis il y a une quinzaine d’années. Une fois encore, la constitution du reliquat est artificielle. Son étude doit tenir compte des ajouts ultérieurs.

B. Leuilliot : Oui, mais comment classer tout ça ?

G. Rosa : Il est vrai que Victor Hugo échappe largement à ces processus génétiques normés… Hugo n’est pas un auteur aussi « sage » que Flaubert ou Zola : les fragments sont une masse considérable, hétéroclite et à la destination souvent incertaine. Reste que les différentes catégories que j’ai rappelées existent chez lui. Dans le « reliquat » de L’Homme qui rit, le grand nombre de scénarios est par exemple tout à fait saisissant –et exceptionnel. Il faut les réunir, voir s’ils sont suivis ou non.

V. Guérineau : Beaucoup avaient été publiés dans l’édition de l’Imprimerie Nationale. J’ai supposé qu’ils étaient connus… Un certain nombre de ces scénarios n’ont pas été suivis d’effet.

G. Rosa : D’importantes différences de nature se font jour dans ces textes. Sur certains folios figurent quelques phrases, parfois même des morceaux de phrases. Pour quelques autres, on peut hésiter entre scénarios et ébauches. Des matières très hétérogènes peuvent se côtoyer sur le même folio. La tâche est ardue. Elle l’est plus encore pour le manuscrit de L’Homme qui rit. Ce que voyant, Jean Gaudon déclare en le théorisant dans un article qu’il faut baisser les bras. On a un peu l’impression que vous faites de même… Et vous négligez, ici du moins, de répondre à des questions élémentaires : tous les fragments d’un même folio sont-ils de la même écriture ? écrits d’un seul coup, ou bien en plusieurs fois ? Il serait étrange que tout soit de la même écriture mais, si c’est le cas, la recherche du lien entre les éléments devient tentante. A quoi s’ajoute l’emploi de différentes sortes de papier, dont la gestion distingue également Hugo de beaucoup d’écrivains : la plupart emploient toujours le même support pour la même tâche et des supports différents pour des tâches différentes. Hugo mélange tout et toutes les sortes de processus voisinent, par exemple, dans les carnets.

Votre idée d’une composition de L’Homme qui rit par « arborescence » est bonne, à défaut d’être tout à fait nouvelle. Hugo rédige ou corrige simultanément des zones de texte différentes.

P. Georgel : « arborescent » est-il vraiment le terme approprié ? Il suppose la prise en compte en permanence par le scripteur de la totalité de son texte…

J. Seebacher : Peut-être « buissonnant » serait-il meilleur ?

G. Rosa : Il est vrai qu’« arborescent » est sans doute trop logique pour désigner le phénomène.

P. Georgel : Phénomène qui est tout sauf linéaire. On pourrait risquer l’hypothèse d’une structure éclatée dont on ne voit pas l’architecture, mais avec tout de même un lien existant entre les fragments. Cette idée a connu un grand développement dans les années 1930, par exemple chez des auteurs comme Cendrars.

J. Seebacher : Ou encore l’image du madrépore, présente chez Hugo.

G. Rosa : Etudiée par Delphine Gleizes, dont la thèse sur Les Travailleurs de la mer pourrait vous apporter une aide.

B. Leuilliot : Je récuse pour ma part le terme de reliquat qui me fait penser à reliquaire et à résidu… Il conduit à figer un processus d’invention dont le caractère premier est justement l’aléatoire. Il n’obéit à aucun schéma préétabli. On vit encore aujourd’hui avec le modèle de l’œuvre réalisée. Mais cela fausse totalement le moment de l’invention, dans lequel il faut faire la part de l’improvisé. Tout particulièrement d’ailleurs dans L’Homme qui rit. Pour les Misérables, à la rigueur, le schéma est fixé au départ dans ses grandes lignes. Mais dans L’Homme qui rit, le modèle reste très longtemps incertain et donc sa réalisation aléatoire. Cette aptitude à profiter de l’idée qui passe, du fortuit, d’un  matériau antérieur sans lien préétabli est propre à Hugo et distinctive de sa manière d’écrire.

Autre chose : quel est le lien entre le « projet » de L’Homme qui rit (malgré les réserves que je viens d’apporter à l’usage du terme) et celui des autres romans de la période, notamment Les Travailleurs de la mer ? Tout ça a dû inévitablement communiquer. Je pense à un fragment du « reliquat » (pardon !) de Quatrevingt-Treize où il est question d’Ursus et sur lequel Hugo a écrit « Quatrevingt-Treize » !

Vous avez employé le mot de « traces », il est juste : ce terme est celui qui met le mieux en évidence la nature de la matière que vous étudiez –non pas pièces en cours de montage selon un plan préétabli mais traces d’une activité. Qui ne progresse d’ailleurs pas de manière linéaire. Il faut compter avec l’aléatoire, mais aussi avec la déperdition. Hugo semble faire feu de tout bois, mais il y a, dans l’écriture, chez lui, des pertes : chapitres entiers, idées, scènes, bouts de dialogue…  Les changements de noms des personnages sont intéressants de ce point de vue : certains se perdent et leur changement témoigne du caractère longtemps instable de l’ensemble.

A. Ubersfeld : Connaît-on la place des détails que je qualifierais d’« exotiques » dans les notes marginales ? J’entends par là le vocabulaire étranger, espagnol en particulier. Je n’ai pas l’impression qu’on en trouve beaucoup.

J. Seebacher : Il y a chez le poète un intérêt constant pour les « bohémiens ». Les comprachicos, Esmeralda : tout cela, pour lui, est un peu dans le même sac… Et remonte à l’expérience fondatrice du voyage en Espagne, avec la rencontre du roi des gitans à Valence. Une fois encore, allez voir la France pittoresque d’Abel Hugo. Il entre une part fondamentale de « bric-à-brac » dans cette gestion de l’aléatoire – pas si aléatoire que ça – de l’imagination.

G. Rosa : On peut également parler d’« accidentel ». Hugo évoque dans But de cette publication « une langue [celle du 19° siècle] forgée pour tous les accidents possibles de la pensée ».


Communication de Claire Montanari : Genèse du poétique chez Hugo : prose et vers dans les "fragments"(voir texte joint)


Discussion

J. Seebacher : Vous devriez tenir compte dans votre étude de l’interdiction absolue, au XIXe siècle, de faire des vers quand on écrit en prose. Les vers blancs, ça ne se fait pas.

A. Ubersfeld : Votre fragment 11 [de l'"exemplier" distribué pour la communication orale; cet exemple a disparu du texte joint] montre bien la façon dont procède Hugo : il passe souvent à la ligne quand il a trouvé une rime possible.

Plusieurs : Pas du tout, cela ferait rimer un singulier avec un pluriel.

J-P. Reynaud : Et plus exactement un mot ayant un "s" en finale et un mot n'en ayant pas. Sur ce point Hugo est parfaitement classique. Au point de ne pas reculer devant une licence poétique permettant de faire rimer "remord" avec "mort" dans Paroles sur la dune et, ailleurs, "remord" avec "tort". Je viens de relire les poèmes dictés par les Tables: dans les séances du 4 avril et du 21 avril 1854 l'Esprit en personne est sommé avec une respectueuse fermeté de corriger rayon en rayons pour pouvoir rimer avec haillons, et Il obtempère sans hésitation ni murmure. Cette relecture me permet aussi de répondre maintenant à la question que j'avais posée: non, jamais les Tables ne flirtent avec le vers libre, même à titre d'ébauche ou d'essai. La séparation est toujours stricte, absolue, entre vers et prose. Et les vers sont toujours de versification parfaite. Je n'ai trouvé aucune exception. Il est clair que Hugo n'a jamais conçu la possibilité du vers libre.


G. Rosa : Ayant à publier des fragments, je m’interroge sur la disposition à adopter. Faut-il restituer exactement ce que l’on voit sur les manuscrits ? Ainsi dans votre 1er fragment : au début, c’est la prose qui est décalée à droite par rapport au vers… Et quelques lignes plus bas, Hugo fait exactement l’inverse ! Si l’éditeur respecte scrupuleusement ce qu’a fait Hugo, plus personne ne s’y retrouve ! Se pose aussi la question des espaces, qui déterminent la lecture que l’on fait des fragments. Par exemple, dans la transcription que vous faites du 2e fragment, il serait étonnant qu’il n’y ait pas un espace très légèrement plus important entre Oreste/Hamlet et la suite, car il s’agit là d’une sorte d’indication de titre. Ce n’est pas du texte. Quand on publie un tel fragment, il faut marquer cette différence par un blanc –mais qui risque d’être trop grand.… C’est ce qui rend l’exercice éprouvant ! Les majuscules font elles aussi problème dans ces bouts de vers. Personnellement, pour une plus grande clarté, j’ai pris le parti de décaler et de mettre une majuscule chaque fois que le vers était reconnaissable. Pour Hugo, ce n’était pas nécessaire de le faire parce qu’il « entendait » tout de suite le vers, ce qui n’est plus le cas du lecteur moderne, qu’il convient donc de guider. Dans votre 6e exemple, l’alignement choisi est invraisemblable car il place au même niveau la première phrase, qui est de la prose, et le 2e quatrain.

B. Leuilliot : Par définition, aucune présentation typographique ne peut rendre fidèlement un texte essentiellement « improvisé ».

G. Rosa : Dans le 9e fragment, cette disposition, qui respecte le manuscrit, n’a pas lieu d’être à l’édition. Par ailleurs, on est bien obligé d’admettre que certains mots isolés sont en attente du vers qui les complétera – ainsi dans le fragment 11. À ce propos, donc, votre définition initiale (est vers tout ce qui n’est pas de la prose) mérite sans doute d’être revue… Dans tous les cas, et au cas par cas, c’est à l’éditeur de décider s’il s’agit de prose ou d’éléments tendant vers le vers.

B. Leuilliot : Il n’y a pas de solution autre que de parti pris… Et je ne peux m’empêcher de penser que, dans ces exercices d’écriture « matinale », Victor Hugo n’est pas au mieux de sa forme !

G. Rosa : Oui… Il y a quelque chose de la « purge » dans cette écriture, de la nécessité de se « vider » d’un certain nombre de morceaux de texte. C’est peut-être ce qu’il y a de plus mauvais chez Hugo. Inquiet, je m’en suis ouvert à Jean-Marc Hovasse. Il m’a rassuré ; peut-être comme on rassure un malade.

B. Le Drezen : Vous partez du principe que la distinction entre prose et vers est bien tranchée. Mais jusque dans certaines phrases qui semblent clairement identifiables comme « prose », on a parfois l’impression que la prose est toujours susceptible d’engendrer le vers. Voyez par exemple la phrase qui débute le fragment n°6 : « Les culs-de-jatte ont jeunes les Maintenons que les grands rois ont vieilles ». Ne pourrait-on pas lire cette phrase comme des vers en puissance, selon un découpage 6/4/6… qui serait directement à l’origine des quatrains suivants, Hugo s’étant avisé qu’il s’agissait déjà presque de vers, à la suite de quoi il serait donc « passé au vers » ?

G. Rosa : L’hypothèse est recevable, je l’avais envisagée aussi, mais je pense que l’explication de Claire Montanari est plus pertinente : c’est le chiasme phonique cul-de-jatte/gratte-cul, dont Hugo saisit tout de suite l’intérêt, qui engendre le vers.

Y. Parent : Je suis étonnée de votre commentaire de certains fragments, par exemple les n° 9, 11 et 12. Il n’y a pas selon moi affrontement, ou séparation, entre vers et prose. C’est déjà de la poésie moderne : un tâtonnement du poète qui cherche son rythme. Chez Michaux par exemple, de telles choses seraient d’emblée considérées comme des poèmes, sans qu’on se pose la question ! Ce sont des vers libres.

G. Rosa : Cette idée est peu défendable : si quelqu’un était capable de pratiquer le vers libre et la prose poétique, c’est bien Hugo. Or, il s’y est toujours refusé et a dit, écrit qu’il ne voulait pas le faire. La distinction vers/prose est chez Hugo absolue et c’est bien pourquoi il est surprenant de les voir mélangés dans les fragments.

J. Seebacher : Ce qu’on voit à l’œuvre ici, c’est la technique de l’épigramme : une phrase brève sur une idée courte. Hugo est à la recherche de la formule percutante.

A. Ubersfeld : Pour moi, le mouvement en direction du vers est constamment visible dans ces textes.

J-P. Reynaud : Je suis d’accord avec Guy Rosa : on projette un peu facilement sur ces fragments les conceptions de la poésie moderne. Ce n’est manifestement pas ce que Hugo a voulu faire. Dans un autre ordre d’idées, ne trouve-t-on pas dans le livre des tables tournantes des choses qui se rapprochent de cela (des textes qui commencent en prose et finissent en vers) ? [la question reste sans réponse…]

B. Leuilliot : S’agissant de Hugo, il est inapproprié de raisonner suivant le schéma « ça commence par », « ça finit par ». C’est un matériau qui tend vers le mètre poétique, qui cherche son assise dans le vers, qui cible la formulation poétique. Souvent elle vient ; parfois non ! Le vers, chez Hugo, a la priorité. Voyez par exemple « Souvenir de la nuit du 4 ». La première version de l’épisode est en vers. Ce n’est qu’ensuite qu’il est raconté en prose, par une sorte de « découpe » du vers…

G. Rosa : Je suis assez d’accord. Et cela se traduit par des phénomènes curieux dans des textes politiques. Je pense à un fragment écrit en réaction presque immédiate, dans la période 1848-1851, à un discours de M. de la Moskowa. Le texte est en vers. Etrange réponse à un discours. Or, il s’agit de toute évidence de la réaction première de Hugo, « à chaud ». On trouve plusieurs autres exemples de tels textes politiques versifiés pendant la seconde République. Si le passage du vers à la prose est délicat, celui du vers au discours est encore plus acrobatique.

Sur cette ultime pirouette, la séance est levée.

 Bernard Le Drezen


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